Comment juger les révolutionnaires (Jaurès, 1904)

Entre 1900 et 1904, les premiers volumes d’une Histoire socialiste de la France contemporaine sont publiés : rédigés par Jaurès, ils sont consacrés à la Révolution française. 

Nous avons publié de longs extraits de l’introduction de cette Histoire socialiste de la Révolution française. En voici la conclusion, qui suit tout juste la mort de Robespierre… (A distinguer de la conclusion de l’ensemble de l’Histoire socialiste de la France)

Comment juger les révolutionnaires

Il est toujours permis à l’historien d’opposer des hypothèses au destin. Il lui est permis de dire : Voici les fautes des hommes, voici les fautes des partis, et d’imaginer que sans ces fautes les événements auraient eu un autre cours. J’ai dit quels furent surtout, depuis le 31 mai, les services immenses de Robespierre, organisant le pouvoir révolutionnaire, sauvant la France de la guerre civile, de l’anarchie et de la défaite. J’ai dit aussi comment, après l’écrasement de l’hébertisme et du dantonisme, il fut frappé de doute, d’aveuglement et de vertige.

Mais ce qu’il ne faut jamais oublier quand on juge ces hommes, c’est que le problème qui leur était imposé par la destinée était formidable et sans doute «au-dessus des forces humaines». Peut-être n’était-il pas possible à une seule génération d’abattre l’ancien régime, de créer un droit nouveau, de susciter des profondeurs de l’ignorance, de la pauvreté et de la misère un peuple éclairé et fier, de lutter contre le monde coalisé des tyrans et des esclaves, de tendre et d’exaspérer dans ce combat toutes les passions et toutes les forces et d’assurer en même temps l’évolution du pays enfiévré et surmené vers l’ordre normal de la liberté réglée.
Il a fallu un siècle à la France de la Révolution, d’innombrables épreuves, des rechutes de monarchie, des réveils de république, des invasions, des démembrements, des coups d’État, des guerres civiles pour arriver enfin à l’organisation de la République, à l’établissement de la liberté légale par le suffrage universel.
Les grands ouvriers de révolution et de démocratie qui travaillèrent et combattirent il y a plus d’un siècle ne nous sont pas comptables dune œuvre qui ne pouvait s’accomplir que par plusieurs générations. Les juger comme s’ils devaient clore le drame, comme si l’histoire n’allait pas continuer après eux, c’est un enfantillage tout ensemble et une injustice.
Leur œuvre est nécessairement limitée ; mais elle est grande. Ils ont affirmé l’idée de la démocratie dans toute son ampleur. Ils ont donné au monde le premier exemple d’un grand pays se gouvernant et se sauvant avec la force du peuple tout entier. Ils ont donné à la Révolution le magnifique prestige de l’idée et le prestige nécessaire de la victoire ; et ils ont donné à la France et au monde un si prodigieux élan vers la liberté que, malgré la réaction et les éclipses, le droit nouveau a pris définitivement possession de l’histoire.

Démocratie et socialisme

Ce droit nouveau, le socialisme le revendique et s’y appuie. Il est au plus haut degré un parti de démocratie, puisqu’il veut organiser la souveraineté de tous dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique. Et c’est sur le droit de la personne humaine qu’il fonde la société nouvelle, puisqu’il veut donner à toute personne les moyens concrets de développement qui seuls lui permettront de se réaliser toute entière.

C’est en pleine lutte que j’ai écrit cette longue histoire de la Révolution jusqu’au 9 Thermidor ; lutte contre les ennemis du socialisme, de la République et de la démocratie ; lutte entre les socialistes eux-mêmes sur la meilleure méthode d’action et de combat. Et plus j’avançais dans mon travail sous les feux croisés de cette bataille, plus s’animait ma conviction que la démocratie est, pour le prolétariat, une grande conquête.

Elle est tout ensemble un moyen d’action décisif, et une forme-type selon laquelle les rapports économiques doivent s’ordonner comme les rapports politiques. De là la joie passionnée avec laquelle j’ai noté l’ardente coulée de socialisme qui sortait comme d’une fournaise de la Révolution et de la démocratie.

Nous sommes, en un grand sens, au sens où l’entendait Babeuf évoquant Robespierre, le parti de la démocratie et de la Révolution. Mais nous n’avons pas immobilisé et glacé celle-ci. Nous ne prétendons pas figer la société humaine dans les formules économiques et sociales qui prévalurent de 1789 à 1793 et qui répondaient à des conditions de vie et de production aujourd’hui abolies. Trop souvent les partis démocratiques bourgeois se bornent à recueillir au pied du volcan quelques fragments de lave refroidie, à ramasser un peu de cendre éteinte autour de la fournaise. C’est dans des moules nouveaux que doit être coulé l’ardent métal.

Le problème de la propriété ne se pose plus, ne peut plus se poser comme en 1789 ou en 1793. La propriété individuelle pouvait apparaître alors comme une forme et une garantie de la personnalité humaine. Avec la grande industrie capitaliste, l’association sociale des producteurs, la propriété commune et collective des grands moyens de travail est devenue la condition de l’universel affranchissement. Et pour arracher la Révolution et la démocratie à ce qu’il y a de suranné maintenant et de rétrograde dans les conceptions bourgeoises, une forte action de classe du prolétariat organisé est nécessaire.

De classe et non pas de secte, car c’est toute la démocratie, c’est toute la vie que le prolétariat doit organiser, et il ne peut organiser la démocratie et la vie qu’en s’y mêlant. Grande et libre action sous la discipline d’un clair idéal. Politique de démocratie et politique de classe, voilà les deux termes nullement contradictoires entre lesquels se meut la force prolétarienne, et que l’histoire confondra un jour dans l’unité de la démocratie sociale.

Ainsi le socialisme se rattache à la Révolution sans s’y enchaîner. Et c’est pourquoi nous avons suivi d’un esprit libre et d’un cœur fervent les héroïques efforts de la démocratie révolutionnaire.

Je passe aux mains de nos amis le flambeau dont tant de vents d’orage ont déjà agité la flamme, et qui s’est à demi dévoré lui-même en éclairant le monde tragiquement. Flamme tourmentée, mais immortelle, que despotisme et contre-révolution s’acharneront à éteindre, et qui, toujours ranimée, s’élargira en une ardente espérance socialiste. Maintenant, c’est dans la trouble atmosphère de thermidor que va se débattre la clarté de Révolution.

Jean Jaurès.

Histoire socialiste, dirigée par Jaurès

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