Elections législatives de 1914. Jaurès présente, comme à chaque élection, sa profession de foi de candidat. Si, comme à chaque fois, il évoque ici les réformes sociales (retraites, impôt sur le revenu, etc.), le contexte international rend désormais plus présent le combat contre l’impérialisme, contre le militarisme inefficace (loi des trois ans…), pour l’arbitrage international et pour la paix.
Citoyens,
Je vous prie de me continuer mon mandat que j’ai conscience d’avoir fidèlement et activement rempli. Je me suis associé à tout coeur à tous les efforts du grand parti socialiste pour la paix internationale et la justice sociale.
Une des plus grandes joies de ma vie, c’est d’avoir contribué à améliorer la retraite des ouvriers mineurs. C’est sur mon intervention que le Gouvernement a pris l’engagement formel de compléter à 730 francs la retraite des vieux ouvriers, à 365 francs la retraite des veuves des pensionnés, si les fonds prévus par la loi pour la Caisse autonome ne suffisaient point. Cet engagement précis, solennel, sera certainement tenu. Permettez-moi d’aller veiller de près à son exécution rapide et totale et à la bonne mise en oeuvre de la loi qui va être appliquée dès septembre prochain.
Je me suis efforcé aussi d’améliorer la loi générale des retraites ouvrières et paysannes, et par l’abaissement à soixante ans de l’âge de la retraite que j’ai énergiquement demandé, nous avons en partie réussi. Mais cette loi que le Sénat a gardée longtemps comme tant d’autres, et qu’il a gâtée comme tant d’autres, a besoin d’une sérieuse révision. Il faut rendre l’obligation effective, compléter l’assurance-vieillesse par l’assurance-invalidité qui est ébauchée à peine. Il faut adopter des dispositions plus généreuses pour les femmes des assurés facultatifs qui sont bien souvent, surtout dans les exploitations rurales, les associées de leur mari. Enfin, il conviendra, prenant exemple sur la loi des mineurs, d’ajouter au fonds de capitalisation un fonds de répartition qui permette de donner tout de suite des retraites plus élevées.
Toutes les oeuvres sociales, si urgentes pourtant, seront rendues difficiles par l’effroyable gaspillage d’argent et de forces qu’infligent au pays l’impatience coloniale et la réaction militaire.
De toutes mes forces, avec tout le parti socialiste et avec une trop faible partie des radicaux, j’ai combattu la funeste loi de trois ans. De toutes mes forces, dès le début de la législature nouvelle, je reprendrai contre elle le combat. Elle est si absurde, si contraire aux véritables intérêts de la défense nationale, si affaiblissante pour l’armée elle-même, si ruineuse pour le budget, si écrasante pour la production industrielle et agricole, si dure aux paysans dont les bras suffisaient déjà à peine à la culture du sol, qu’elle ne résistera pas longtemps à notre effort vigoureux. C’est dans l’organisation vraiment démocratique de la nation armée que la France trouvera la garantie de son indépendance, de sa juste et humaine fierté. Si elle sait secouer le joug de la réaction et de la routine, si elle organise l’éducation physique de l’adolescence et de la jeunesse à la commune et au canton, si elle institue le recrutement sur place et peut ainsi éduquer fortement ses immenses réserves sans troubler gravement la vie civile et sans éloigner les citoyens-soldats de leur domicile, si de Paris à la frontière elle crée une force solide de couverture en assurant la mobilisation rapide des unités de ces régions denses et riches, elle pourra non seulement abolir la loi de trois ans, mais descendre bien au-dessous de deux ans, sans compromettre sa sécurité. Elle aura, au contraire, une force défensive incomparable. Mais pour cela il faut oser, vouloir, étudier, penser et ne pas se contenter de formules paresseuses.
La politique insensée qui a été pratiquée depuis quelques années, l’opération marocaine et la réaction militaire ont creusé dans le budget le déficit le plus profond que le pays ait connu depuis l’année terrible. Il manque près d’un milliard au budget. Si les citoyens ne s’émeuvent pas, s’ils ne nous donnent pas le mandat et la force de pratiquer une politique plus éclairée, ils seront accablés d’impôts.
Nous lutterons pour leur épargner ces charges, et s’il faut enfin, pour payer la folie des dirigeants qui ont abusé de l’inertie du peuple, créer des charges nouvelles, nous veillerons à ménager les prolétaires ouvriers et paysans, les petits propriétaires cultivateurs, les modestes patentés. Par l’impôt général et progressif sur le revenu, le capital et la plus-value des grands capitaux, nous imposerons aux classes riches le fardeau auquel leur égoïsme cherche trop à les dérober.
Ces sacrifices demandés aux riches seraient mieux employés à des oeuvres de civilisation et de solidarité sociale. D’accord avec l’Internationale ouvrière qui devient la plus grande force morale du temps présent, d’accord avec les travailleurs et les vrais démocrates de tous les pays, nous préparerons la réconciliation des peuples, le rapprochement de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne, l’achèvement de l’arbitrage international dans tous les conflits, un régime de garantie et d’autonomie pour toutes les populations opprimées par le droit barbare de la conquête, et enfin le désarmement progressif et simultané de toutes les nations qui pourront disposer pour des oeuvres de vie et de paix des forces immenses d’argent et d’hommes dévorées maintenant pour la préparation de la guerre.
L’heure est critique. Les peuples se lassent et s’irritent. Pour résoudre les formidables problèmes intérieurs et extérieurs qui lui sont posés, la démocratie française a besoin de grands partis organisés et responsables. C’est pour les constituer fortement que nous ne cesserons de réclamer, avec une énergie que rien ne lasse, cette réforme électorale par la proportionnelle qui a une si haute valeur politique et morale. C’est en s’organisant sur cette base que les partis échapperont à ces influences occultes et corruptrices, à ces impures infiltrations de finance dont un scandale récent a donné un exemple particulièrement humiliant.
Le socialisme, par la force impersonnelle de son organisation, par la hauteur de son idéal et par la vigueur enthousiaste de son action, contribuera à la moralité de la vie publique. Il est désormais une des grandes forces de la France, la plus haute espérance de la civilisation européenne.
Donnez-moi mandat, vous tous travailleurs, vous tous républicains sincères, de continuer au Parlement la lutte pour la République, pour le progrès social, pour le développement de l’enseignement laïque et de la raison, pour le travail et pour la paix.
—
(Lire aussi :
La profession de foi du candidat Jaurès aux élections législatives de 1906 ;
La profession de foi du candidat Jaurès aux élections législatives de 1910)