1919. A la sortie de la guerre, Anatole France, le grand écrivain, l’ami de Jaurès, s’adresse aux institutrices et instituteurs réunis à Tours pour le Congrès des Syndicats d’Instituteurs. Un texte magnifique sur l’éducation, le pacifisme et la « haine de la haine »…
Citoyennes, chers Camarades,
C’est un vieil ami qui vient à vous.
Il se tenait à vos côtés, près du grand Jaurès, en 1906, quand vous commenciez la lutte pour le droit syndical.
Ce droit acquis, il vous appartient d’en régler l’usage, et c’est pourquoi vos syndicats sont réunis. Ce congrès a un autre objet encore d’une importance capitale : la réorganisation de l’enseignement primaire. Ne comptez que sur vous-mêmes pour l’opérer. La prudence vous le conseille. C’est avec une véritable joie que j’ai connu hier, par un journal la pensée de notre ami Glay sur ce sujet : «La guerre, a-t-il dit, a montré suffisamment que l’éducation populaire de demain doit être toute différente de celle d’autrefois.» J’avais hâte de vous ouvrir mon coeur, je vois que les vôtres y correspondent.
Institutrices et instituteurs, chers amis,
C’est avec une ardente émotion que je m’adresse à vous et c’est tout agité d’inquiétude et d’espérance que je vous parle. Et comment n’être pas saisi d’un grand trouble en songeant que l’avenir est entre vos mains et qu’il sera, pour une grande part, ce que votre esprit et vos soins l’auront fait ?
En formant l’enfant vous déterminerez les temps futurs. Quelle tâche à l’heure où nous sommes dans ce grand écroulement des choses, quand les vieilles sociétés s’effondrent sous le poids de leurs fautes et lorsque vainqueurs et vaincus s’abîment côte à côte, dans une commune misère, en échangeant des regards de haine ! Dans le désordre social et moral créé par la guerre et consacré par la paix qui l’a suivi, vous avez tout à faire et à refaire.
Haussez vos courages, élevez vos esprits. C’est une humanité nouvelle qu’il vous faut créer, ce sont des intelligences nouvelles que vous devez éveiller, si vous ne voulez pas que l’Europe tombe dans l’imbécilité et la barbarie. On vous dira : A quoi bon tant d’effort ! l’homme ne change pas. Si, il a changé depuis l’âge des cavernes… tantôt pire et tantôt meilleur, il change avec les milieux et c’est l’éducation qui le transforme autant et plus peut-être que l’air et la nourriture.
Oui, certes, il ne faut pas laisser subsister un moment l’éducation qui a rendu possible, qui a favorisé (étant à peu près la même chez tous les peuples qu’on nommait civilisés) l’épouvantable catastrophe dans laquelle nous restons encore à demi ensevelis. Et d’abord, il faut bannir de l’école tout ce qui peut faire aimer aux enfants la guerre et ses crimes. Et cela seul demandera de longs et constants efforts si toutes les panoplies ne sont pas, un jour prochain, emportées par le souffle de la Révolution universelle.
Dans notre bourgeoisie grande et petite, et dans notre prolétariat même, les instincts destructeurs, justement reprochés aux allemands, sont soigneusement cultivés. Il y a quelques jours, l’aimable Lafourchardière demanda dans une librairie des livres pour une fillette. On ne lui donna que récits et peintures de meurtres, d’égorgements, de massacres et d’exterminations. A la prochaine Mi-carême, on verra à Paris, dans les Champs Elysées et sur les boulevards, des milliers et des milliers de petits gars habillés par les soins ineptes de leurs mères en généraux ou en maréchaux. Le cinéma leur montrera les beautés de la guerre. On les préparera ainsi au métier militaire. Et tant qu’il y aura des soldats, il y aura des guerres. Et nos diplomates en ont laissé aux allemands pour pouvoir en garder chez eux. On va, dès le maillot, préparer des militaires. Mes amis, il faut rompre avec ces pratiques dangereuses.
L’instituteur devra faire aimer à l’enfant la paix et ses travaux. Il lui apprendra à détester la guerre. Il bannira de l’enseignement tout ce qui excite à la haine de l’étranger, même à la haine de l’ennemi d’hier, non qu’il faille être indulgent au crime et absoudre tous les coupables, mais parce qu’un peuple, quel qu’il soit, est composé de plus de victimes que de criminels, parce qu’on ne doit pas poursuivre le châtiment des méchants sur les générations innocentes, et parce qu’enfin, tous les peuples ont beaucoup à se pardonner les uns aux autres.
Dans un beau livre qui vient de paraître et que je vous conseille de lire, «Les mains propres», essai d’éducation sans dogme, Michel Corday a prononcé ces belles paroles que je prends, pour renforcer les miennes ; il a dit : «je hais celui qui ravale l’homme au rang de la bête, en le poussant à foncer sur quiconque ne lui ressemble pas. Oh ! celui-là, j’appelle de tous mes voeux sa disparition de la surface de la terre. Je n’ai de haine que pour la haine.»
Mes amis, faites haïr la haine, c’est le plus nécessaire de votre tâche et le plus simple.
L’état où une guerre dévastatrice a mis la France et le monde entier vous impose des devoirs d’une extrême complexité, et, par conséquent, plus difficiles à remplir. Pardonnez moi d’y revenir…, c’est le grand point dont tout dépend.
Vous devez, sans espoir de trouver aide et appui, ni même consentement, vous devez changer de fond en comble l’enseignement primaire, afin de former des travailleurs (il n’y a place aujourd’hui dans notre société qu’aux travailleurs, le reste sera emporté par la tourmente), former des travailleurs intelligents, instruits dans les arts qu’ils pratiquent, sachant ce qu’ils doivent à la communauté nationale et à la communauté humaine.
Brûlez, brûlez tous les livres qui enseignent la haine. Exultez le travail et l’amour.
Formez-nous des hommes raisonnables capables de fouler aux pieds les vaines splendeurs des gloires barbares et de résister aux ambitions sanguinaires des nationalistes et des impérialistes qui ont broyé leurs pères. Plus de rivalités industrielles, plus de guerres. Le travail et la paix.
Qu’on le veuille ou non, l’heure est venue ou d’être citoyen du monde ou de voir périr toute civilisation.
Mes amis, permettez-moi de former un voeu bien ardent qu’il me faut exprimer dans une forme trop rapide et trop incomplète, mais dont l’idée première me semble de nature à pénétrer dans tous les esprits généreux.
Je souhaite, je souhaite de tout mon coeur que bientôt, à l’Internationale, vienne s’adjoindre une délégation des instituteurs de toutes les nations pour préparer en commun un enseignement universel et aviser aux moyens de semer dans les jeunes intelligences les idées d’où sortiront la paix du monde et l’union des peuples.
Raison, sagesse, intelligence, forces de l’esprit et du coeur, vous que j’ai toujours pieusement invoquées, venez à moi, aidez-moi, soutenez ma faible voix, portez-la s’il se peut à tous les peuples du monde et répandez-la partout où il se trouve des hommes de bonne volonté pour entendre la vérité bienfaisante ! Un nouvel ordre de choses est né. Les puissances du mal meurent empoisonnées par leur crime. Les cupides et les cruels, les dévorateurs de peuples, crèvent d’une indigestion de sang. Cependant, durement frappés par la faute de leurs maîtres aveugles ou scélérats, mutilés, décimés, les prolétariats des nations restent debout. Ils vont s’unir pour ne plus former qu’un seul prolétariat universel et nous verrons s’accomplir la grande prophétie socialiste : «l’union des travailleurs fera la paix du monde».
Ce magnifique texte m’a inspiré mon premier acte de révolte en Novembre 1970.
J’avais vécu les évènements de 1968 de façon placide et détachée depuis le collège de Banon.
Sauf que la rentrée de septembre, voyait pour la première fois l’élection de délégués élèves au conseil d’administration. Je suis élu suppléant. Premier mandat !
Reçu au concours d’Entrée de l’Ecole Normale en Juin 1970, au rang de troisième, par un curieux effet du sort, les deux premiers ayant démissionné (ou n’ayant pas répondu à la convocation chez le médecin, je ne sais plus exactement) je fus propulsé, par défaut , major de promotion.
Il fallut d’ailleurs procéder à un recrutement complémentaire et c’est ainsi que Bernard FLUCHA et Joël TERUEL intégrèrent l’Ecole Normale en septembre 1970.
Dans l’enceinte de l’Ecole Normale trône un monument aux instituteurs morts durant la Grande Guerre.
La tradition voulait que les deux Majors de promotion, Garçon et Fille, répondent au rituel.
Le moment venu on rendait hommage aux morts à deux voix. L’une lisait les noms inscrits sur le monument, l’autre disait à chacun d’eux: « Mort pour la France ».
Averti de mon rôle annoncé, j’ai demandé audience au Directeur de l’Ecole Normale, M.MILHAUD, pour lui préciser que je n’envisageais pas de dire le rituel « Mort pour la France » mais le remplacer par une déclaration préliminaire d’Anatole FRANCE et ensuite annoncer la litanie « mort pour la famille De Wendel », « mort pour Krupp », « mort pour Renault »…
Pourquoi Anatole FRANCE ?
L’année précédente, la presse de gauche, républicaine vient de célébrer le cinquantième anniversaire de sa fameuse adresse au Congrès des Syndicats d’ Instituteurs à Tours en 1919.
Ce discours m’a ému.
Le Directeur de l’Ecole Normale est un peu interloqué par tant de candeur mais il sait ce que signifie la résolution des jeunes bas alpins de l’époque. Peu de temps auparavant, il avait convoqué un conseil de discipline pour sanctionner un Elève-Maître qui portait les cheveux longs, et le CD ne l’avait pas suivi dans sa requête. L’esprit des insurgés de 1851 planait toujours.
De plus, existait une forte implantation de la Jeunesse Communiste au sein de l’Ecole Normale, le SNI des Alpes de Haute-Provence était dirigé par l’Ecole Emancipée (tendance syndicaliste révolutionnaire de la FEN) et le Directeur ne souhaitait pas aller à la confrontation.
Il faut avoir en mémoire que nous sommes dans l’après Mai 1968; il se souvient de la mobilisation des Normaliens dignois deux ans auparavant.
Il renonce donc à me sanctionner, au nom du respect de la liberté de conscience (très intelligente parade) et me fait remplacer par Bernard B. (qui citera les noms à ma place). J’en voudrai longtemps à ce camarade, capitulard à mes yeux.
Fort de ce premier acte, je me trouvais assuré dans le fait que la conviction vaut boussole.