Jaurès, par Anatole France (1919)

Anatole France publie un portrait de Jaurès dans l’Humanité du 26 mars 1919, tandis que se poursuit le procès de l’assassin de Jaurès…

« Je l’ai vu souvent de près. Ce grand homme se montrait dans l’intimité simple et cordial, il était la douceur et la bonté même.
De toutes les facultés que lui accorda la nature, celle d’aimer est peut-être celle qu’il a exercée le plus complètement. J’ai entendu cette grande voix qui emplissait le monde de ses éclats magnifiques et terribles, se faire, pour un ami, cordiale et caressante.
Son savoir, sûr et profond, s’étendait, au-delà du large cercle des questions sociales, sur toutes les choses de l’esprit. Quelques semaines avant la guerre, l’allant voir dans sa maison de Passy, si modeste et si glorieuse, je le trouvai lisant dans le texte une tragédie d’Euripide. Son esprit immense se délassait de l’étude par l’étude et se reposait d’une tâche par une autre. Dans la sérénité d’une conscience pure, poursuivi par d’effroyables haines, en butte à des calomnies homicides, il ne haïssait personne. Il ignorait ses ennemis.
Ces haines, dont les peuples payent communément leurs plus fidèles serviteurs, leurs meilleurs amis et leurs plus sages conseillers, ne s’éteignent pas tout de suite après la mort des grands hommes qu’elles poursuivaient parce que les grands hommes ne meurent pas tout entiers et qu’ils laissent après eux leur pensée vivante et féconde en butte aux factions.
C’est bien en vain que l’erreur et la haine tenteront d’obscurcir l’éclatant patriotisme de Jaurès. Quoi ! l’amour de la patrie et l’amour de l’humanité ne peuvent-ils brûler dans un même cœur ? Ils le peuvent ; ils le doivent. Je dirai mieux : si l’on n’aime pas l’humanité on ne saurait aimer vraiment sa patrie qui en est un membre qu’on n’en peut détacher sans le faire saigner, souffrir et mourir.
Jaurès aimait la France. Il la voulait juste, pacifique et forte. La sécurité de son pays fut une des plus constantes et des plus fortes préoccupations de son grand esprit. Il élabora avec une rare puissance un projet de milices qui mettait une immense et vigoureuse armée au service de l’autonomie nationale. Le génie est prophétique et ce grand homme lut dans l’avenir quand il préconisa l’organisation de la nation armée.
Le service de trois ans, qui prévalut, ne nous épargna pas l’invasion. La nation armée nous a sauvés.

Humanite_France_26-03-1919
La guerre, il la redoutait pour son pays et pour l’humanité. Il ne la craignait ni pour la fortune de son parti, ni pour le succès de ses idées. Il prévoyait, à la vérité, que la France victorieuse payerait de sa liberté le triomphe de ses armes ; mais il savait aussi que cette rançon ne lui serait pas demandée longtemps et que la révolution, éclatant d’abord chez les vaincus, porterait bientôt l’incendie chez les vainqueurs. Il savait que cette guerre ne serait pas jeu de princes, comme celles d’un Louis XIV et d’un Frédéric, ou grande aventure, comme les conquêtes d’un Napoléon ; qu’elle ne consisterait pas seulement en ces chocs d’armée qui, foulant les moissons, laissaient intacts les fondements des États, mais que, née de rivalités industrielles inouïes jusqu’à ce jour, et les peuples entiers y étant jetés, elle serait sociale et qu’à l’effort presque universel des combattants succéderait l’effort universel des travailleurs.
L’événement lui donne raison et personne, à cette heure, n’est assez insensé pour croire que les flots humains soulevés par une si violente tempête rentreront tranquillement dans leur lit et reprendront leur cours antique. Non ! non ! la terre est trop profondément troublée ; trop de vallées se sont creusées, abîmant les hauts plateaux ; trop de montagnes se sont élevées, pour que les générations nouvelles s’écoulent sans trouble sur les pentes où croulèrent les anciennes. Quoi ! les conditions économiques des nations sont bouleversées de fond en comble, leurs richesses dilapidées ; la fureur impérialiste et capitaliste a tout dévasté chez les vainqueurs comme chez les vaincus, et vous voulez que le travail se soumette aux mêmes lois qui l’assujettissaient dans le vieux monde devenu en quatre ans de guerre un chaos monstrueux et une ruine irréparable ! Jaurès le savait bien que la guerre des peuples mûrirait le socialisme, affranchirait le prolétaire devenu soldat et connaissant en même temps sa propre force et la folie de ses maîtres.
Jaurès savait bien que le jour où les peuples se pénétreraient les uns les autres par le fer et le feu, ils livreraient enfin passage à travers ces voies sanglantes à l’internationalisme pacifique.
Quelques sages ont pu prévoir cet effort surprenant qu’une guerre de rivalités économiques préparerait la charte du travail universel. Oui, Jaurès le savait bien que la guerre travaillerait pour son parti. Mais il ne voulait pas acheter à ce prix le progrès de ses idées les plus chères.
Cette destinée lui est échue que son âme, belle comme la paix, expire avec elle.
Qu’elle renaisse en nous, plus éclatante que jamais, avec la paix renaissante et que sa pensée lumineuse nous montre le chemin.
Ne demandons pas qu’il soit vengé. La vengeance ne fut jamais dans ses vœux. Ne lui rendons pas de vains honneurs qu’il eût repoussés de toutes les forces de sa grande âme ; mais efforçons-nous d’être, à son exemple, humains et généreux.
Pour moi qui ai la douleur de lui survivre, parvenu au terme de ma vie, je veux qu’à son exemple, mes dernières paroles soient des paroles de justice et d’amour. »

Le 4 avril 1919, en réaction à l’acquittement de l’assassin de Jaurès, Anatole France publie dans l’Humanité l’appel suivant :

« L’assassin de Jaurès est déclaré non coupable.
Travailleurs, Jaurès a vécu pour vous ; il est mort pour vous !
Un verdict monstrueux proclame que son assassinat n’est pas un crime.
Ce verdict vous met hors la loi, vous et tous ceux qui défendent votre cause.
Travailleurs, veillez ! »

Pour compléter ce témoignage, lire ce superbe discours d’Anatole France adressé aux institutrices et instituteurs en 1919, à la sortie de la guerre… : l’heure est venue d’être citoyens du monde

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