Milena Vlach :
Le premier enjeu de la mise en scène fut de donner à voir l’être exceptionnel que fut Jaurès tout en l’imaginant dans sa quotidienne « humanité ». Je me suis donc attachée à déceler l’intime, l’humain dans ce qui au départ se donne comme pensée politique et a priori désincarnée. Suggérer la faille, le doute, les points plus sombres derrière les discours éblouissants ou les articles brillants.
Les personnages secondaires d’Ève, de Péguy et de Dunois vont nous y aider : la mise en scène va dès lors « interroger », explorer les relations qu’ils vivent chacun sur un mode très différent avec Jaurès, relations qui portent bien évidemment leur part d’ombre. Ces trois personnages sont donc autant de clefs pour pénétrer à l’intérieur de la « forteresse » Jaurès, ou encore de négatifs (au sens photographique) révélant sa sensibilité d’homme.
Ainsi de Péguy, véritable disciple de Jaurès, qui lui voue un amour littéralement filial. Sentiment favorisé par la différence d’âge entre les deux hommes, le parcours similaire qu’ils ont suivi , et surtout la nature exaltée et entière du poète. Au fil des années, ce sentiment se transformera en une haine parricide, image inversée de l’amour qui l’avait précédé.
Avec la journaliste Ève, ardente féministe et fidèle collaboratrice de Jaurès à l’Humanité, c’est la richesse et l’ambiguïté d’une relation homme-femme que nous avons voulu mettre en lumière. Ève pouvant prendre figure à la fois de fille, de mère, d’amante ou de double féminin…
Dunois, frère spirituel de Jaurès, joue souvent en contrepoint idéologique, mettant le fondateur de l’Humanité face à ses contradictions (sur la question du pacifisme notamment). C’est le bon disciple, celui qui ne trahira pas, tragique et impuissant témoin de la violence grandissante des attaques que subit Jaurès.
La vie de Jaurès m’est ici apparue comme une épopée, singulièrement racontée et/ou chantée par le Gavroche. Curieux personnage que ce petit gamin de Paris, partie prenante d’une histoire qu’il conte, et dont il semble tirer les ficelles… La mise en scène souligne son rôle de démiurge omniscient qui s’invite dans une scène, la suspend à loisir, et à défaut de pouvoir fléchir le cours de l’Histoire, prend des libertés avec la mise en scène… Il noue ainsi un dialogue avec le spectateur, lui propose des « moments suspendus » grâce à ses espiègleries et sa liberté d’improvisation. Acteur polymorphe, ce comédien issu du théâtre de rue chante et joue de l’accordéon.
Le Gavroche est le dernier témoin de cette « Passion » de Jaurès que j’ai voulu voir dans Rallumer tous les soleils… Une Passion en épisodes bien définis, depuis la naissance du mythe, du prophète adulé, jusqu’à sa mise à mort annoncée, écrite – dans la Presse notamment.
L’univers de la Presse est dès lors omniprésent sur scène, souligné par une scénographie volontairement épurée : il s’agit de respecter la grande pureté de l’écriture, tout comme sa puissante charge tragique. Des piles de journaux et quatre pupitres constituent l’unique décor du spectacle, éléments qui se métamorphosent au gré de l’histoire en tribune, bureaux, valise, armes…
Les différents lieux et temps sont signifiés par les jeux de lumière, qui à elle seule sculpte les espaces.
La musique, jouée à l’accordéon et tirée du répertoire populaire de l’époque (chants ouvriers, satiriques et/ou antimilitaristes…) tisse un univers sonore propre à susciter cette « Belle époque » où les espoirs de la jeunesse (celle de Péguy, de Pierre et d’Ève) se heurtent à la haine nationaliste et à la menace grandissante d’une guerre dévastatrice.
Jaurès d’ombre et de lumière, et Jaurès-homme au-delà du Jaurès-mythe. Car c’est cet homme auquel tout un chacun peut s’identifier que j’ai voulu aussi montrer au spectateur d’aujourd’hui : la force d’un engagement, d’une destinée profondément politique parce que profondément humaine.
Milena Vlach (metteuse en scène)
[Notes de mise en scène]