Péguy – Socialisme, misère et pauvreté

En 1902, Charles Péguy écrit « De Jean Coste ». Dans ce texte, qui prend pour point de départ les réflexions sur ce « Jean Coste », personnage d’un roman d’Antonin Lavergne, figure l’essentiel des précieuses réflexions de Péguy sur socialisme, misère et pauvreté… Extraits.

On a dit : Je ne puis m’intéressera Jean Coste ; il est prétentieux, poseur, mièvre.

Nous savons de reste comme il est. Il n’est pas parfait. Il n’est pas un saint. Il est un homme. Il est un instituteur de village. Il est comme il est. Aux vertus que l’on exige des pauvres, combien de critiques et combien d’éditeurs seraient dignes d’être des maîtres d’école ?

On veut qu’il soit parfait. On ne voit pas que c’est la marque même de la misère, et son effet le plus redoutable, que cette altération ingrate, mentale et morale ; cette altération du caractère, de la volonté, de la lucidité, de l’esprit et de l’âme. Ceux qui font de la philanthropie en chambre, et qui sont, à parler proprement, les cuistres de la philanthropie, peuvent s’imaginer que la misère fait reluire les vertus. On peut se demander alors pourquoi ils combattent la misère. Si elle était pierre ponce, ou tripoli à faire briller les vertus précieuses, il faudrait la développer soigneusement. En réalité la misère altère, oblitère les vertus, qui sont filles de force et filles de santé.

On dit qu’il est faible, et que fort il pourrait s’évader de son bagne. Ceux qui font du moralisme en chambre, c’est-à-dire, à parler proprement, les cuistres de moralité, peuvent s’imaginer que la misère fait un exercice de vertus. C’est la pesanteur et c’est la force inévitable de la misère qu’elle rend les misérables irrémédiablement faibles et qu’ainsi elle empêche invinciblement les misérables de s’évader de leurs misères mêmes. Dans la réalité la misère avarie les vertus, qui sont filles de force et filles de beauté.

La misère ne rend pas seulement les misérables malheureux, ce qui est grave ; elle rend les misérables mauvais, laids, faibles, ce qui n’est pas moins grave ; un bourgeois peut s’imaginer loyalement et logiquement que la misère est un moyen de culture, un exercice de vertus ; nous socialistes nous savons que la misère économique est un empêchement sans faute à l’amélioration morale et mentale, parce qu’elle est un instrument de servitude sans défaut. C’est même pour cela que nous sommes socialistes. Nous le sommes exactement parce que nous savons que tout affranchissement moral et mental est précaire s’il n’est pas accompagné d’un affranchissement économique.

soupe populaire
Une image qui fait penser à ces paroles de Jaurès : « Je ne leur voyais pas de chaînes aux mains et aux pieds, et je me disais : comment ces individus souffrants et dépouillés acceptent-ils l’inégale répartition des biens et des maux ; par quel prodige subissent-ils ainsi tout ce qui est ? »

C’est pour cela qu’avant tout nous devons libérer Jean Coste, ainsi que tous les miséreux, des servitudes économiques.

On confond presque toujours la misère avec la pauvreté ; cette confusion vient de ce que la misère et la pauvreté sont voisines ; elles sont voisines sans doute, mais situées de part et d’autre d’une limite ; et cette limite est justement celle qui départage l’économie au regard de la morale ; cette limite économique est celle en deçà de qui la vie économique n’est pas assurée, au delà de qui la vie économique est assurée ; cette limite est celle où commence l’assurance de la vie économique ; en deçà de cette limite le misérable ou bien a la certitude que sa vie économique n’est pas assurée ou bien n’a aucune certitude qu’elle soit ou ne soit pas assurée, court le risque ; le risque cesse à cette limite ; au delà de cette limite le pauvre ou le riche a la certitude que sa vie économique est assurée; la certitude règne au delà de cette limite; le doute et la contre-certitude se partagent les vies qui demeurent en deçà; tout est misère en deçà, misère du doute ou misère de la certitude misérable ; la première zone au delà est celle de la pauvreté ; puis s’étagent les zones successives des richesses.

[…]

Le devoir d’arracher les misérables à la misère et le devoir de répartir également les biens ne sont pas du même ordre : le premier est un devoir d’urgence ; le deuxième est un devoir de convenance ; non seulement les trois termes de la devise républicaine, liberté, égalité, fraternité, ne sont pas sur le même plan, mais les deux derniers eux-mêmes, qui sont plus approchés entre eux qu’ils ne sont tous deux proches du premier, présentent plusieurs différences notables ; par la fraternité nous sommes tenus d’arracher à la misère nos frères les hommes ; c’est un devoir préalable ; au contraire le devoir d’égalité est un devoir beaucoup moins pressant ; autant il est passionnant, inquiétant de savoir qu’il y a encore des hommes dans la misère, autant il m’est égal de savoir si, hors de la misère, les hommes ont des morceaux plus ou moins grands de fortune ; je ne puis parvenir à me passionner pour la question célèbre de savoir à qui reviendra, dans la cité future, les bouteilles de Champagne, les chevaux rares, les châteaux de la vallée de la Loire; j’espère qu’on s’arrangera toujours ; pourvu qu’il y ait vraiment une cité, c’est-à-dire pourvu qu’il n’y ait aucun homme qui soit banni de la cité, tenu en exil dans la misère économique, tenu dans l’exil économique, peu m’importe que tel ou tel ait telle ou telle situation ; de bien autres problèmes solliciteront sans doute l’attention des citoyens ; au contraire il suffit qu’un seul homme soit tenu sciemment, ou, ce qui revient au même, sciemment laissé dans la misère pour que le pacte civique tout entier soit nul ; aussi longtemps qu’il y a un homme dehors, la porte qui lui est fermée au nez ferme une cité d’injustice et de haine.

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