Jaurès l'orateur (2 – Zweig, Rappoport)

De nombreux témoignages sur Jaurès parlant, lors de meeting, à la tribune, debout sur un camion, juché sur une chaise, etc. Evidemment sans micro, sans sono… Se faisant entendre, du corps et de la voix, à des milliers d’hommes groupés devant, autour de lui.

Le témoignage de Stefan Zweig sur cette page.

Celui de Charles Rappoport (Jean Jaurès : l’homme, le penseur, le socialiste. 1915) :

Ici nous avons la manière parlementaire et le secret du succès de Jaurès. Il part de prémisses acceptées, pour la plupart, par l’auditoire, et il en déduit, avec une logique impeccable et dans un langage harmonieux et passionné, bien ordonné et riche d’images, toutes les conséquences. Il s’adresse à la démocratie, aux républicains, aux libre-penseurs et leur dit : Vous avez fondé la démocratie, la République, la laïcité. Soyez logiques, allez jusqu’au bout, et vous serez forcément socialistes. L’auditeur est surpris, ébloui, convaincu pour le moment, quitte à se reprendre ensuite sous la pression de son intérêt de classe. 

Jaurès est un des rares orateurs dont les discours publiés ne perdent rien de leur intérêt. Il y a trois catégories d’orateurs. Les uns s’adressent de préférence aux sentiments. Ils pratiquent l’éloquence, émotive de sentiment. Les autres cherchent à nous persuader par l’éloquence de la raison, des chiffres et des faits. Enfin il y a des orateurs qui nous charment par la belle ordonnance des périodes et la magnificence d’une langue harmonieuse. Jaurès réunit en lui toutes ces qualités. C’est l’orateur parfait, intégral. Même lorsqu’il improvise, il ne parle que de choses qu’il a étudiées à fond. Il s’adresse tout ensemble à la raison, aux sentiments et à l’oreille. Il est un artiste doublé d’un savant et d’un homme d’Etat. Plein de vigueur et de passion, il se possède pleinement. Il ne dit que ce qu’il veut et doit dire. Ses pensées se suivent et forment un tout harmonieux. Il ne s’interrompt pas à chaque instant, comme Gambetta, dont les discours, selon M. Joseph Reinach, qui, dans Gambetta orateur, leur consacre une étude spéciale, présentent une série «de parenthèses» . 

C’est un véritable athlète de la tribune. Il crie, il tonne, il tempête, il empoigne, il emporte l’auditeur, mais il ne cesse pas en même temps de l’éclairer et de l’instruire. L’orateur ne fait pas disparaître le professeur ou le propagandiste. Malgré sa voix monotone qui n’a rien d’agréable, mais qui agit plutôt comme une force élémentaire, il ne cesse pas d’intéresser. On sent la sincérité, la solidité, la vérité de tout ce qu’il dit. Si le débit est sans variété et dépourvu d’artifice, le caractère du discours change à chaque instant. De claires et fines pensées alternent avec des images somptueuses. Des faits intéressants s’accumulent et viennent en foule au secours des idées développées par l’orateur avec une véhémence et une passion qui se communiquent à l’auditoire, qui l’électrisent et l’élèvent au-dessus de toute vulgarité.  

Au milieu des périodes enflammées et pourtant bien ordonnées, un trait d’ironie délicieuse et de gaieté charmante éclate et brille comme un éclair au milieu de l’orage. Une douce chaleur de bonté réelle et de bonne humeur pénètre toutes les paroles de l’orateur. Tantôt les pensées paraissent descendre d’une grande hauteur, tantôt elles jettent une masse de lumière éblouissante sur des problèmes en apparence inextricables. Toutes les cordes de l’âme de l’auditeur vibrent à l’unisson de la parole à la fois passionnée et précise, véhémente et mesurée de l’orateur : on est emporté, édifié et charmé. On éprouve un besoin physique d’applaudir et d’exalter le noble, le grand tribun. On se sent en présence d’une force extraordinaire, d’une force supérieure, d’une force de bonté et de clarté, en présence «d’un diable d’homme», comme disait Paul Lafargue. Un courant d’amitié, de cordialité, s’établit entre l’orateur et son auditoire. Et on sort meilleur de la salle où Jaurès vient de répandre les flots sonores et limpides de sa vigoureuse et saine éloquence. Après l’avoir entendu, on voudrait être l’ami, le frère de tout ce qui vit et qui souffre. On semble être revenu d’un voyage à travers un pays idéal d’éternelle beauté, d’éternelle justice. Ces mots qui ont perdu leur fraîcheur par l’usage — et l’abus — reprennent, après avoir passé par la bouche d’or du grand orateur, leur sens sublime, leur sens plein…

Autres témoignages sur Jaurès l’orateur sur cette page.

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