C'est toujours la République sociale qui a été mon idéal (1904)

Certains accusaient Jaurès de n’avoir pas toujours été socialiste [vaudrait-il mieux naître socialiste que le devenir ?] en pointant notamment son arrivée, en 1885, à la Chambre des députés, parmi les républicains.

En 1904, dans sa préface aux Discours Parlementaires, Jaurès parle de son évolution politique :

Mais j’ai le droit de dire que depuis que je suis dans la vie publique, la direction essentielle de ma pensée et de mon effort a toujours été la même. J’ai toujours été un républicain et toujours été un socialiste : c’est toujours la République sociale, la République du travail organisé et souverain qui a été mon idéal. Et c’est pour elle que, dès le premier jour, avec mes inexpériences et mes ignorances, j’ai combattu. De cette continuité la série des discours que j’ai prononcés au Parlement témoigne d’une façon décisive ; la série des articles que j’ai publiés en témoignerait dans un détail plus précis encore. Je n’espère point détruire la légende qui fait de moi un ancien « centre-gauche » passé brusquement au socialisme. 

Les légendes créées par l’esprit de parti sont indestructibles, et celle-ci a pour elle une sorte d’apparence ; car si, dans la législature de 1885 à 1889, je n’étais inscrit dans aucun groupe, si je votais souvent avec la gauche avancée, si je manifestais en toute occasion ma tendance toujours plus nette au socialisme, je siégeais géographiquement au centre ; et cela a suffi, pour bien des hommes, à me classer. Mais j’étais dès lors, profondément et systématiquement, un socialiste collectiviste. Et dans toutes les paroles que j’ai dites l’inspiration socialiste est évidente. De même que mon idéal est resté le même en ses grands traits, la méthode est demeurée essentiellement la même.  

S’il est faux que je sois passé de la doctrine et du programme du centre gauche à la doctrine et au programme du socialisme, il est faux aussi que j’aie conseillé et pratiqué, de 1893 à 1898, une méthode de Révolution grossière et d’intransigeante opposition, pour adopter ensuite un réformisme atténué et un rythme traînant d’évolution. Certes, dans l’effervescence des premiers grands succès socialistes de 1893, j’ai eu parfois l’illusion de la victoire entière et toute prochaine et vraiment trop facile de notre idéal. Et dans le feu de la lutte contre les gouvernements de réaction systématique qui nous défiaient, qui nous menaçaient, qui prétendaient nous rejeter hors de la République, nous excommunier du droit commun, de la vie nationale, j’ai fait appel aux véhémentes énergies du prolétariat comme j’y ferais appel demain si les pouvoirs constitués prétendaient interdire la libre évolution légale au collectivisme et à la classe ouvrière. Mais dans tous mes discours de cette période orageuse, et dont je ressens encore avec fierté les âpres émotions, on retrouvera sans peine tous les traits de notre action politique socialiste d’aujourd’hui. 

C’est le même souci fondamental de rattacher le socialisme à la République, de compléter la démocratie politique par la démocratie sociale. C’est le même appel à la force de la légalité républicaine, si seulement cette légalité n’est pas violentée par l’audace des partis rétrogrades ou déformée par leur perfidie. C’est la même passion pour la haute culture humaine en même temps que pour l’organisation croissante et la libération économique du prolétariat. C’est la même préoccupation incessante de clore la période de leurs critiques et de faire apparaître en des projets de loi positifs le caractère organique du socialisme. C’est le même opportunisme à utiliser, au profit du Parti socialiste et du mouvement ouvrier, tous les dissentiments de la bourgeoisie, toutes les forces de liberté ou toutes les chances de moindre oppression que nous a léguées la tradition démocratique et révolutionnaire de la France. C’est la même volonté d’aboutir à ces réformes immédiates qui préparent ou même qui commencent la décisive transformation sociale. C’est la même inflexibilité de tactique, qui, entre l’opposition violente aux ministères Dupuy et Perier et l’opposition violente au ministère Méline, a inséré, sous le ministère de M. Bourgeois, le ministérialisme socialiste le plus délibéré et le plus constant, je dirais presque le plus intransigeant. Ainsi je peux parcourir de nouveau en pensée la ligne que j’ai suivie depuis vingt ans sans m’y heurter à mes propres contradictions. Elle est accidentée comme le terrain lui-même, tantôt escarpée et directe comme pour un assaut, tantôt côtoyant l’abîme, tantôt sinueuse et d’apparence aisée ; mais toujours elle va vers le même but : elle est orientée vers la même lumière du socialisme grandissant.

Discours parlementaires, Jaurès, 1904

Le texte intégral de la longue et passionnante préface (Le socialisme et le radicalisme) rédigée par Jaurès pour ses Discours parlementaires (volume publié en 1904) est publié ici…

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