Le prolétariat contre la guerre (1907)

Août 1907. Congrès de l’Internationale socialiste à Stuttgart. Septembre 1907, à Paris : Jaurès profite d’un meeting pour expliquer les décisions de l’Internationale quant au rôle des prolétaires face aux risques de guerre – défense de l’autonomie des nations et lutte permanente pour la paix. Il y évoque aussi les liens entre la guerre et le capitalisme, entre militarisme et impérialisme. 

Qu’a dit, citoyens, qu’a proclamé le Congrès international de Stuttgart ? Il a proclamé deux choses : il a proclamé d’abord l’indépendance de toutes les nations, que la liberté de toutes les patries était inviolable et que partout les prolétaires devaient s’organiser pour défendre contre toute violence et toute agression l’indépendance nécessaire des nationalités, et, en même temps qu’il proclamait cette inviolabilité, cette intangibilité des nations, le Congrès international affirmait le devoir des prolétaires de tous les pays de s’organiser pour maintenir la paix. Maintenir la paix pour mettre précisément les nations à l’abri des surprises et des coups de force, maintenir la paix pour empêcher les diversions sanglantes des despotes et des privilégiés… maintenir la paix pour sauver le prolétariat universel de l’horrible épreuve et de l’horrible crime d’une guerre mettant aux prises les frères de travail et de misère du monde entier. 

Le Congrès international a donc proclamé deux vérités indivisibles, deux vérités indissolubles : la première, c’est que les nations autonomes avaient le droit et le devoir de maintenir énergiquement leur autonomie ; la seconde, c’est que pour empêcher les chocs funestes, pour empêcher les rencontres sanglantes où saigneraient, plus que les veines, la conscience du prolétariat, le devoir des travailleurs était d’empêcher les guerres, et non pas, vous m’entendez bien, par de simples malédictions de paroles, non pas par des gémissements stériles, non pas par des anathèmes impuissants : l’Internationale a dit aux prolétaires qu’ils n’avaient pas le droit, qu’ayant grandi, ils n’avaient pas le droit d’assister, gémissants et inertes, aux guets-apens des despotes et des capitalistes contre la paix, mais qu’ils devaient, par toute l’énergie de leur action – action parlementaire ou action révolutionnaire – écraser dans leur germe les guerres funestes.

[…]

Oui, il est impossible aux prolétaires de se désintéresser de l’indépendance des nations dans l’état présent du monde. L’unité humaine se réaliserait dans la servitude si elle résultait de l’absorption de toutes les nations vaincues par une nation dominatrice ; l’unité humaine ne peut se créer dans la liberté que par la fédération des nations autonomes. 

Hervé dit — il l’a répété ces jours-ci — que toutes les patries, au moins celles qui sont arrivées à peu près au même moment de l’évolution, se valent… C’est possible ; mais c’est précisément parce qu’elles se valent qu’aucune n’a le droit d’asservir les autres… Les anciens disaient : Plaignez l’esclave, car il n’a que la moitié de son âme… Eh bien ! il en est ainsi des nations esclaves, des nations serves : leur âme est mutilée, leur génie est incomplet et nous avons besoin, pour la grande œuvre de libération ouvrière et d’organisation humaine, que tous les cerveaux aient toute leur puissance, que tous les individus aient toute leur force de pensée et que toutes les nations aient leur force originale, leur génie et leur faculté propre de développement.

[…]

Et en même temps le socialisme, socialisme français, socialisme international, se préoccupait de mettre au service de la liberté des nations des moyens de défense conformes au génie de peuples libres : plus d’armée de métier, plus d’armée de caste, plus de corps d’officiers aristocratiquement ou bourgeoisement recrutés et élevés à part dans des écoles closes : le peuple lui-même, le peuple en armes, le peuple organisé, le peuple formant ses milices, le peuple choisissant ses chefs, et ces chefs eux-mêmes pénétrés de science, pénétrés de démocratie, mêlés à la vie moderne. Voilà, en attendant l’heure du désarmement général, la forme de l’appareil militaire que l’internationale prescrit pour sauver l’indépendance des nations de toute agression extérieure, tout en empêchant les agressions et la domination de classe sur le peuple asservi. 

Telle est, exprimée d’une façon claire et solide, la doctrine socialiste dans la question nationale. Le socialisme ne veut pas de nations esclaves, de nations mutilées, asservies ou même humiliées et mortifiées. Le socialisme, ennemi irréductible de l’exploitation de l’homme par l’homme, est par cela même ennemi non moins irréductible de l’exploitation politique et économique d’une nation par une autre nation. Toute domination universelle, toute hégémonie dans le monde est un obstacle à la réalisation de l’idéal socialiste : unité humaine par la fédération des nations autonomes. Et, comme garantie de la réconciliation de ces deux termes du problème : la paix et l’indépendance, le socialisme propose un système démocratique de défense nationale : les milices populaires. Une armée vraiment démocratique servira à la nation de bouclier, jamais de moyen d’agression contre l’indépendance d’une autre nation. 

Mais que devons-nous faire en face des menaces de guerre ? D’abord, le socialisme international proclame que dès maintenant, — dès maintenant, vous m’entendez — même dans le chaos capitaliste, il est possible aux prolétaires, s’ils le veulent bien, de prévenir et d’empêcher la guerre.

Oh ! sans doute, la résolution de Stuttgart rappelle que la guerre est de l’essence du capitalisme et que la racine de la guerre ne sera arrachée que lorsque le capitalisme lui-même aura été déraciné. Oui, c’est la vérité socialiste. Oui, dans le monde capitaliste, il y a guerre permanente, éternelle, universelle, c’est la guerre de tous contre tous, des individus contre les individus dans une classe, des classes contre les classes dans une nation, des nations contre les nations, des races contre les races dans l’humanité. Le capitalisme, c’est le désordre, c’est la haine, c’est la convoitise sans frein, c’est la ruée d’un troupeau qui se précipite vers le profit et qui piétine des multitudes pour y parvenir. 

 Oui, le capitalisme et la guerre sont liés, mais l’Internationale ne veut pas que nous attendions passivement, endormis à moitié sur un oreiller doctrinal, la chute du capitalisme pour combattre la guerre. Et la résolution de Stuttgart, après avoir dit que la guerre étant de l’essence du capitalisme, ne périra substantiellement qu’avec le capitalisme même, ajoute […] «Ou lorsque le fardeau en hommes et en argent que la guerre impose aux peuples leur aura paru si écrasant que les peuples secoueront ce fardeau.» Ainsi, si vous le voulez, ouvriers et prolétaires de tous les pays, si vous avez conscience et de votre devoir et de votre force, si vous savez être unis, si, aux crises décisives de l’histoire, vous savez jeter dans les événements l’héroïsme par lequel vos pères ont conquis les premières libertés, — alors, même aujourd’hui, même dans le monde du capital et du désordre, même dans le monde des rois, des empereurs, des états-majors et des grands bourgeois, vous pouvez empêcher la guerre.

Oui, elle jaillit du capitalisme. Mais le capitalisme, il essaie aussi d’exploiter au maximum les ouvriers ; il tente de pousser le plus loin possible la durée de la journée de travail, d’avilir le plus possible les salaires. Et pourtant, pour réclamer des journées de travail plus courtes, pour réclamer des salaires plus hauts, vous n’attendez pas la fin, la chute du capitalisme, vous vous organisez dès maintenant contre le patronat. Et quand il emploie des jaunes, vous luttez pour empêcher l’action des jaunes, dans les grèves. De même, vous ne tolérerez pas, et l’Internationale proclame que dès aujourd’hui vous ne devez plus tolérer que la guerre vous dévore.

Vous pouvez, dès aujourd’hui, agir sur la marche des événements, sur les résolutions des hommes. Hors de vous, hors du prolétariat, les intérêts, — s’ils ont entre eu un lien de classe — sont divisés cependant, car l’effet du capitalisme, ce n’est pas simplement de diviser les sociétés, c’est de diviser les capitalistes eux-mêmes. Il est rare que tous les bourgeois, tous les capitalistes, tous les possédants grands ou petits, aient à la même heure le même intérêt précis. Au moment où je vous parle, il y a des flibustiers, il y a des journalistes de proie, il y a des banquiers d’audace, il y a des capitalistes cyniques qui rêvent au Maroc une grande expédition fructueuse. Mais pendant que cette écume des hautes classes capitalistes va allègrement vers les rivages marocains, il y a, même dans la bourgeoisie moyenne, même dans la petite bourgeoisie, même dans la démocratie paysanne qui n’est pas encore venue au socialisme intégral, il y a des millions d’hommes qui ne veulent pas que l’or et le sang de la France coulent pour ces aventures stériles et coupables. Seulement toutes ces volontés de paix, elles sont dispersées, elles sont disséminées, elles sont flottantes…

Ah! comme elles deviendraient puissantes si elles trouvaient un centre organisé et clair de volonté pacifique ! Eh bien, ce centre de volonté pacifique, cette force de paix organisée, vigilante, c’est vous, prolétaires ouvriers, c’est vous salariés des cités industrielles, c’est vous, travailleurs socialistes, qui pouvez, qui devez le former. Et alors, c’est vous qui deviendrez les chefs du grand Parti de la paix et vous apparaîtrez au monde, non seulement comme les gardiens et les sauveurs de votre propre classe, mais comme les gardiens et les sauveurs de la civilisation elle-même.

Une grande partie de la suite de ce discours est publiée sur cette page : Contre la guerre, l’arbitrage ou la révolution !

Stuttgart

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