Années 1895 – Plusieurs fois de suite, le député Jaurès fut empêché de venir parler aux électeurs du Tarn, empêché de pouvoir leur rendre compte de son mandat. Bagarres organisées, arrestations des mineurs et des ouvriers le soutenant, etc. : notables, patrons, police agissaient de concert pour rendre impossibles les prises de parole de Jaurès. Au point qu’en 1895 il publie à destination des citoyens de Carmaux l’appel suivant :
Citoyens de Carmaux !
Pour la troisième fois depuis quatre mois, je suis venu vous rendre compte du mandat que vous m’avez donné ; pour la troisième fois j’en suis empêché par la violence.
Hier, sachant qu’une bande organisée par nos ennemis m’attendait à l’arrivée du train et qu’une bagarre était probable, je suis venu par une autre voie et à une autre heure pour éviter tout ce qui pouvait surexciter les esprits.
C’est devant un véritable guet-apens que nous nous trouvons pour la troisième fois. Nous savons quel est le but, quelle est la tactique de nos ennemis ; ils n’espèrent plus avoir raison de notre foi socialiste par la séduction ou l’intimidation, ils veulent nous réduire par la faim. Entre la Préfecture, la Verrerie, la Mine, il a été convenu qu’à chacune de mes tentatives pour rendre compte de mon mandat, des bagarres seraient provoquées, que nos amis seraient arrêtés, dénoncés par une police à tout faire, livrés aux juges, condamnés par fournées, et exclus de la mine. Ainsi privés de travail et de pain, on espère qu’ils finiront par se rendre à merci, et les misérables lâches qui calculent ainsi imputeront au socialisme les misères créées par eux.
Il ne nous convient pas de servir cette tactique, et jusqu’à nouvel ordre toute manifestation, toute réunion publique sera suspendue ici. On ne fera pas de moi le pourvoyeur involontaire de la police qui nous guette, du patronat qui veut nous affamer pour nous dompter.
A l’insolence du pouvoir, il ne convient pas d’opposer de vaines tentatives. C’est le gouvernement lui-même qui vous apprend que, pour le peuple, il n’y a plus aujourd’hui qu’un recours, qu’un salut : la force. Les violences du pouvoir préparent et justifient d’avance les violences populaires. Que les responsabilités de l’avenir retombent sur les criminels imprévoyants qui soulèvent dans toutes les consciences honnêtes la colère et le mépris !
Attendez avec calme le jour inévitable de la Révolution, et sachez bien que, si je me préoccupe d’éviter à vos militants d’inutiles souffrances et des persécutions préméditées, je serai parmi vous au premier rang pour les sérieuses et décisives batailles.
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Jaurès reparlera une autre fois de la rudesse de ces batailles électorales. En 1908, au Congrès de la SFIO à Toulouse (expliquant aussi par là pourquoi il ne classe pas tous les non-socialistes dans le même panier, pourquoi il différencie certains démocrates radicaux des ennemis du socialisme) :
Mais je tiens à dire que, dans la bataille électorale, lorsque je n’ai pour me soutenir qu’une minorité formée par les ouvriers mineurs, lorsque je vais dans les cantons ruraux, dans les cantons des Cévennes, porter la parole socialiste – oh clairement, je n’ai jamais été de ceux qui enroulent la moindre partie du drapeau – lorsque j’y vais et que dans cet âpre bloc de montagnes cévenoles où le pouvoir du châtelain de la mine, qui possède encore les forêts des montagnes, s’étend jusque là-haut, se combinant avec la puissance du curé, avec la puissance des sorciers, avec la vieille ignorance des populations montagnardes façonnées par un catholicisme intolérant ; lorsque je vais sur ces chemins et que je suis assailli, matériellement assailli, non pas par les huées, mais par les bâtons, par les pierres, par les embuscades qui me guettent derrière les haies et derrière les buissons d’où surgissent tout à coup des figures sauvages, lorsque je suis guetté par les gens de la mine, par les gens du château, par les gens du presbytère, et que près de tomber dans le guet-apens, je suis dégagé par les radicaux, petits médecins de village, petits propriétaires paysans, démocrates qui mènent à leur manière, en dehors de toute formule, une instinctive lutte de classe, et lorsqu’ils nous arrachent du danger, et aident les ouvriers de Carmaux à affirmer contre le château, contre le capital, contre la cure, leur volonté d’émancipation… le lendemain de cette victoire, je ne dirai pas que je ne fais aucune différence entre les gens qui m’attendaient dans un guet-apens et les démocrates qui m’aidaient à y échapper.