Novembre 1915. Amédée Dunois, ami de Jaurès (dont il fut l’un des plus proches collaborateurs à l’Humanité) comme de Rolland, rédige la préface à l’édition française du texte de Romain Rolland consacré à Jean Jaurès :
Quinze mois ont passé depuis l’aveugle drame, quinze mois de fer et de feu, de sang et de cendre, longs comme des années. Le souvenir de Jean Jaurès n’a point passé : il a le même éclat ineffaçable qu’au lendemain du soir néfaste où nous vîmes soudain s’abattre, foudroyé, celui qui était notre force, notre espérance, notre fierté, celui qui, dans le coeur des peuples déchirés, restera le martyr de la paix internationale et de la concorde du genre humain.
Ceux qui n’ont pas connu cet homme incomparable en qui toutes les lumières de la raison s’unissaient harmonieusement à tous les héroïsmes de la volonté, à tous les enthousiasmes du coeur, ne sauraient concevoir la magnifique ampleur de son bienfaisant génie. Il était le Maître et l’Ami ; il inspirait à tous, et à ses collaborateurs d’abord, la révérence avec l’amour. Peut-être, après la guerre, tenterai-je de dire tout ce que lui a dû ce Parti socialiste auquel il s’était donné un jour et qu’il a servi comme personne, j’en ai peur, ne le servira jamais plus.
Jaurès a relevé chez nous les notions un peu trop justement méprisées de parti et de politique. En appelant à l’organisation, à l’action, la masse déshéritée des prolétaires, il n’eut en vue que des réalisations et des triomphes d’idées. Il avait la passion de l’idée, la religion désintéressée des choses de l’esprit. Jusque dans les concessions passagères qu’il croyait devoir consentir à l’ordre établi, il demeurait, sans négation possible, un idéaliste accompli. Son «opportunisme» n’était que de surface et valait bien certaines «intransigeances» superbes dont la dure épreuve de la guerre nous a fait voir qu’elles n’étaient, hélas – puis-je risquer ce mot ? – qu’une fumée sans poudre.
C’est qu’avant d’être un homme politique, Jaurès était un homme, dans toute la plénitude du terme. Un homme complet. Son esprit ressemblait à son éloquence : comme elle, impétueux, intarissable et vaste. Un esprit qui avait les cimes pour patrie. Tous les grands rêves de toutes les grandes âmes l’avaient marqué de leur empreinte et il portait en lui, avec tous les reflets du passé, toutes les sèves du présent, tous les germes de l’avenir. Son coeur n’était pas moins rayonnant que son esprit.
Coeur et esprit, en lui, étaient également socialistes. Certes, son socialisme était bien autre chose qu’un programme électoral ou qu’une résolution de congrès. C’était un grand appel à la justice sociale, et c’était en même temps un principe de moralité, une règle de conscience, un idéal de vie. Ce n’est pas en vain que l’organe du Parti socialiste avait reçu de lui le nom d’Humanité. La « mission historique » qu’il assignait aux prolétaires, c’était de réaliser dans le monde une société véritablement, divinement humaine… Aussi s’efforçait-il sans relâche d’éveiller dans leurs coeurs, au delà de la conscience de classe – qui n’est nullement d’ailleurs l’égoïsme de classe – la compréhension et le respect des grands intérêts spirituels, des grandes traditions de pensée, de poésie et de foi qui sont l’héritage sacré des siècles : les feux qui flambent sur la montagne, il savait que leur extinction replongerait l’espèce dans la nuit.
On est bien loin encore d’avoir tout dit sur ce grand homme. La matière est si riche qu’on n’en peut épuiser que lentement la fleur. Déjà nous possédons la substantielle étude de Charles Rappoport. Et voici, de Romain Rolland, une pure et brûlante esquisse, extraite d’un journal étranger (Journal de Genève, 31 juillet 1915) et que nous avons à coeur de faire connaître en France.
Jean Jaurès ! Romain Rolland ! Les plus hautes individualités morales, les consciences les plus saintement passionnées de ce temps et de ce pays ! Les citoyens de France qui, sans abdiquer rien de leur âme française, ont le plus fait depuis toujours pour l’avènement, dans la communauté européenne, d’un sentiment européen !… Nul n’était plus qualifié que le poète de Jean-Christophe pour adresser au tribun socialiste l’hommage de nos coeurs fidèles. Comme d’un bouquet d’immortelles nous en voulons fleurir – aujourd’hui, jour des morts – la tombe de l’assassiné.
Amédée Dunois, 2 novembre 1915.