Pourquoi Jaurès intervint-il dans l'Affaire Dreyfus ? (Péguy)

Dans La Préparation du congrès socialiste (en lire aussi ici quelques extraits consacrés à Jaurès), qu’il écrit en 1900, Péguy donne sa réponse à la question qu’il (se) pose : Pourquoi  Jaurès intervint-il dans l’Affaire Dreyfus ?

Ce faisant, Péguy nous livre un triple témoignage : sur la perception qu’il a de Jaurès dans ces années-là, bien loin de la  haine qu’il éprouvera quelques années plus tard, sur l’engagement de Jaurès dans l’Affaire Dreyfus et l’attitude des socialistes au début de l’Affaire, et sur le procès Zola (suite au J’Accuse).

*

Jaurès ne fut pas de ceux qui, rigoureusement parlant, commencèrent l’affaire Dreyfus. Mais, aussitôt qu’elle fut commencée, son attention perspicace naturellement se porta sur elle. Avec cette sûreté de regard qui est indispensable au véritable homme d’action, il en pressentit toute la prochaine importance. Habitué qu’il était par sa culture même à critiquer les monuments et les témoignages, il n’eut aucune peine à discerner où était la vérité. Il fit simplement part au public de cette découverte : ainsi naquirent ces immortelles Preuves, régulièrement produites aux lecteurs de La Petite République et publiées ensuite en un volume. Celui qu’on avait jusqu’alors presque involontairement surnommé le grand orateur y apparaissait sous un jour nouveau.

Non pas qu’il eût cessé d’être un poète et un philosophe. Mais, en outre, il apparaissait comme un dialecticien merveilleux, comme un impeccable logicien, d’une méthode incomparablement sûre. Ces articles resteront comme un des plus beaux momunents scientifiques, un triomphe de la méthode, un monument de la raison, un modèle de méthode appliquée, un modèle de preuve.

Les conclusions auxquelles Jaurès était parvenu, ne connaissant qu’une partie des éléments, furent presque toutes ratifiées par les magistrats de la Cour de Cassation, quand ils eurent en mains tous les éléments de leur enquête. Ces conclusions établissaient dès lors l’innocence de Dreyfus et la culpabilité d’Esterhazy. Le point culminant de la démonstration fut atteint, la justification la plus éclatante des preuves, leur vérification la plus frappante fut obtenue le jour où les lecteurs de la Petite République trouvèrent dans le même numéro du journal un des articles de Jaurès et un communiqué de l’Agence Havas : l’article de Jaurès, Les Faussaires, écrit au moins de la veille, bien entendu, démontrait que les bureaux de la guerre étaient au moins complices des faux fabriqués pour la défense d’Esterhazy, faux dont Jaurès avait, dans ses articles précédents, démontré la fausseté ; le communiqué de l’Agence Havas était ainsi conçu : « Aujourd’hui, dans le cabinet du ministre de la guerre, le lieutenant-colonel Henry a été reconnu et s’est reconnu lui-même l’auteur de la lettre en date d’octobre 1896 où Dreyfus est nommé. »

Jaurès au procès Zola

Pourquoi  Jaurès intervint-il dans l’Affaire Dreyfus ? Pourquoi y intervint-il de sa personne ? Et pourquoi y intervint-il comme socialiste ? Enfin pourquoi voulut-il que les socialistes français y intervinssent ?

Il y était intervenu de sa personne alors qu’il était encore député. Il avait apporté à Emile Zola, devant la Cour d’Assises de la Seine, son témoignage de citoyen libre… :

« Pourquoi des citoyens comme M. Zola, comme beaucoup d’autres avec lui, se sont-ils jetés dans la bataille, pourquoi sont-ils intervenus, pourquoi ont-ils jeté ce cri de leur émotion et de leur conscience? Mais, parce que les pouvoirs responsables, voués à l’intrigue et à l’impuissance, n’agissaient pas, ne paraissaient pas. Est-ce que ce n’était pas le premier devoir des législateurs et des gouvernants, depuis l’heure où le bruit avait couru qu’une pièce secrète avait été communiquée aux juges d’un procès criminel, sans être communiquée à l’accusé et à la défense, est-ce que ce n’était pas le premier devoir des législateurs et des gouvernants de s’assurer si, en effet, cette violation de la loi républicaine et des droits humains avait été commise ? »

Et il avait terminé sa déposition par ces paroles :

« Eh bien, messieurs les jurés, il résulte… non-seulement que la communication (de la pièce secrète) a été illégale, mais qu’un homme, un seul, sans consulter officieusement ses amis, a pris sur lui de jeter dans la balance du procès une pièce dont seul il avait osé mesurer la valeur. […] et je ne comprends pas que, dans ce pays républicain, un homme, un seul, ose assumer sur sa seule conscience, sur sa seule raison, sur sa seule tête, de décider de la vie, de la liberté, de l’honneur d’un autre homme ; et je dis que si de pareilles habitudes étaient tolérées dans notre pays, c’en serait fait de toute liberté et de toute justice !

Et voilà pourquoi tous les citoyens comme M. Zola ont eu raison de se dresser et de protester. Pendant que le Gouvernement, prisonnier de ses combinaisons, intriguait ou équivoquait, pendant que les partis parlementaires, prisonniers de la peur, se taisaient ou abdiquaient, pendant que la justice militaire installait l’arbitraire du huis clos, des citoyens se sont levés dans leur fierté, dans leur liberté, dans leur indépendance, pour protester contre la violation du droit et c’est le plus grand service qu’ils aient pu rendre à notre pays. 

Ah! je sais bien que M. Zola est en train d’expier par des haines et des attaques passionnées ce noble service rendu au pays, et je sais aussi pourquoi certains hommes le haïssent et le poursuivent ! 

Ils poursuivent en lui […] l’homme qui a annoncé, dans Germinal, l’éclosion d’une humanité nouvelle, la poussée du prolétariat misérable germant des profondeurs de la souffrance et montant vers le soleil ; ils poursuivent en lui l’homme qui vient d’arracher l’Etat-Major à cette irresponsabilité funeste et superbe où se préparent inconsciemment tous les désastres de la patrie.

Aussi, on peut le poursuivre et le traquer, mais je crois traduire le sentiment des citoyens libres en disant que devant lui nous nous inclinons respectueusement. »

Jaurès, les socialistes et l’Affaire

Ces paroles solennelles sont la réponse la meilleure que l’on puisse faire à la question que nous nous sommes posée, ou plutôt que des socialistes ont posée à Jaurès. Et ici encore la question se retourne. La question qui se pose n’est plus celle de savoir pourquoi Jaurès est devenu dreyfusiste, mais bien celle de savoir pourquoi et comment il aurait pu ne pas le devenir.

Quand le feu prend à la maison, la question ne se pose pas de savoir pourquoi on accourt, mais ceux qui accourent ont justement le droit de poser des questions à ceux qui n’accourent pas. Quand toute une bande de tartuffes, de faussaires et d’assassins se rue ainsi sur l’homme dont elle a fait sa victime, le premier mouvement, le mouvement profondément humain de tout homme vraiment homme est de se porter au secours.

Si l’on veut bien relire les paroles solennelles que nous venons de citer, on y trouvera sans aucun doute  l’aveu de la tristesse que Jaurès avait sentie quand la plupart de ses camarades l’avaient abandonné. Lui, député socialiste, il ne parle pour ainsi dire qu’en simple citoyen ; il s’incline respectueusement devant Zola parce que celui-ci a fait un acte individuel de citoyen libre, les pouvoirs légalement constitués étant défaillants ; et parmi ces pouvoirs défaillants « les partis parlementaires, prisonniers de la peur, se taisaient ou abdiquaient ». Il ne fait aucune exception, comme on voit, pour le parti parlementaire socialiste.

Dans la même déposition il avait détaillé cette défaillance des partis parlementaires :

« …Cette violation (de la légalité), on la devine, tout le monde la pressent ! Il n’y a pas à la Chambre quatre députés qui en doutent, et pourquoi n’en parlent-ils pas ? et pourquoi n’agissent-ils pas ?… L’autre jour, lorsque très simplement  j’ai posé cette question décisive, il y avait un petit  groupe d’amis, quinze ou vingt, qui me soutenait, et,  dans l’ensemble de la Chambre, silence passif ! Mais  quand je suis descendu de la tribune, dans les couloirs, là où l’âme parlementaire retrouve son élasticité et sa liberté, dans les couloirs, des députés sans nombre, de tous les groupes et de tous les partis, me disaient : « Vous avez raison, mais quel dommage que cette affaire ait éclaté avant les élections ! »

Eh bien ! je crois qu’ils se trompent ! je crois que, malgré tout, malgré tous les brouillards qui passent sur lui, malgré toutes les injures et toutes les menaces, je crois que ce pays aura encore la franchise de la lumière et de la vérité. Mais si la vérité devait être vaincue, il vaut mieux être vaincu avec elle que de se faire le complice de toutes ces équivoques et de tous ces abaissements ! »

Les camarades parlementaires de Jaurès avaient en effet suivi avec les plus grandes hésitations le commencement de sa campagne dreyfusiste. Sur une cinquantaine au moins de socialistes et de soi-disant tels, inscrits ou non au groupe socialiste de la Chambre, une quinzaine seulement, une quinzaine à peine accompagnaient, assez mal, Jaurès, par conviction et par un sentiment de fidélité. La plupart, la grande majorité le suivaient à contre-cœur ou ne le suivaient pas du tout, l’accablaient de leurs critiques, de reproches même, et le fatiguaient de leurs aigres résistances.

Alors celui qui avait si longtemps porté la parole, porté sa parole retentissante au nom de tout un parti connut pour la première fois la tristesse d’être comme un exilé dans son propre parti. Avant que Zola connût la tristesse de l’exil véritable, son témoin Jaurès connut la tristesse de cet exil intérieur. Il connut les âpres discussions, les accusations même. On l’accusait sérieusement de compromettre le socialisme dans une aventure bourgeoise et dans une aventure douteuse, de trahir le socialisme. Jaurès n’hésita pas plus devant le devoir solitaire et pénible que devant lui devoir accompagné de gloire. Il poursuivit sans relâche la campagne socialiste qu’il avait commencée pour la justice et pour la vérité.

Parmi les socialistes qui s’opposèrent à cette campagne ou du moins la contrarièrent, plus fatigants et plus redoutables pour Jaurès que ses adversaires bourgeois, justement parce qu’ils siégeaient à ses côtés, les uns se tenaient volontairement à l’écart de l’affaire, gardaient prudemment une excessive réserve : ainsi Millerand. La plupart allaient plus loin, dénonçaient l’action de Jaurès, engagé avec des bourgeois contre des bourgeois. Parmi ces derniers les guesdistes se signalaient en général par leur animosité, par leur mauvaise foi.

Sur la manière dont Jaurès engagea finalement les socialistes dans l’Affaire, voir :

L’engagement dans l’Affaire Dreyfus

Dessin de presse. Au procès Zola, février 1898.

Dessin de presse. Au procès Zola, février 1898.

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