Jaurès veut faire de l’Humanité un journal ouvert à toutes les voix : celles des syndicalistes ou des coopératistes comme celles des députés socialistes, celles proches des anarchistes comme celles favorables à un réformisme parlementariste… Si beaucoup aimèrent ce lieu de réels débats, d’autres tentèrent sans cesse de faire du journal l’organe d’un parti ou d’une seule conception du socialisme. Jusqu’à sa mort, Jaurès parviendra à maintenir l’Humanité ouverte à cette diversité des convictions.
Dans cet article du 10 août 1906, intitulé « Par la classe ouvrière », il explique la manière dont il voit « son » journal comme le creuset dans lequel, si les malentendus sont évités et si un réel dialogue s’instaure, peut se penser et s’élaborer « le renversement de la société capitalistique [et] l’élaboration de la société collectiviste et communiste ».
Par la classe ouvrière
Je suis sûr que les lecteurs de l’Humanité, travailleurs, socialistes, démocrates nous sauront gré de leur permettre de suivre le mouvement ouvrier, syndical et coopératif, interprété par ceux-là mêmes qui y prennent une grande part. Je voudrais que ce journal pût traduire toute la pensée de la classe ouvrière politiquement organisée par le Parti socialiste, économiquement organisée dans les coopératives et les syndicats.
Qu’importent, dès lors, les divergences de vues qui subsistent dans bien des questions de méthode entre plusieurs de nos collaborateurs nouveaux et nous. Ce n’est ni par autorité, ni par surprise que se réalisera l’unité d’idée et d’action. Il faut d’abord et essentiellement que le prolétariat puisse exprimer toute sa conscience, formuler toute son expérience en toute liberté.
Je crois, avec nos amis socialistes, que la conquête méthodique du pouvoir politique est la condition nécessaire de l’affranchissement du prolétariat et de l’institution d’un monde nouveau où la souveraineté du travail absorbera la puissance du capital. Je crois aussi que pour le renversement de la société capitalistique, pour l’élaboration de la société collectiviste et communiste, le concours de la force politique et de la force économique du prolétariat est nécessaire.
Voilà pourquoi je désire, avec nos amis, non pas une confusion mais un rapprochement de l’organisme politique et de l’organisme économique de la classe ouvrière. Chacun de ces organismes évoluerait librement, mais dans un esprit de coopération. Au contraire, parmi les militants ouvriers qui veulent bien collaborer ici à la tribune syndicale ou coopérative, il en est plusieurs qui ont une grande défiance, ou même une grande hostilité à l’égard du mouvement politique électoral parlementaire. Ils redoutent que même le plus simple rapprochement de l’organisme politique socialiste et de l’organisme syndical ne communique à celui-ci les germes de confusion ou de discorde. Ils ne veulent pas que l’action propre du prolétariat, marchant à sa fin révolutionnaire par ses propres forces, risque d’être énervée par ce qu’ils appellent les combinaisons ou les compromissions ou les illusions de la politique. En venant ici, ils n’abdiquent ou n’atténuent aucune de leurs idées, pas plus que nous n’abandonnons ou n’atténuons aucune des nôtres.
La classe ouvrière est majeure ; elle peut supporter la diversité des vues et des conceptions, pourvu que tout l’effort soit sincèrement dirigé vers la libération totale. L’avènement du collectivisme ne sera pas pour les travailleurs une tutelle nouvelle ou d’intellectuels ou de bureaucrates : ce sera vraiment la souveraineté du travail organisé. Cette souveraineté directe, cette action autonome, les travailleurs en font dès maintenant l’apprentissage dans leurs coopératives et leurs syndicats. Cette autonomie, ils doivent l’exercer aussi dans l’ordre de la pensée en soumettant à leur libre critique toutes les théories, toutes les tactiques, toutes les formules d’émancipation qui leur sont proposées par des esprits libres.
Ce qui importe, c’est que les divergences de vues ne soient pas aggravées par des malentendus. Or, rien n’aggrave les malentendus comme l’ignorance. À expliquer, à préciser devant un même prolétariat leurs thèses diverses, les militants apprendront à se mieux connaître, j’entends à mieux comprendre les idées, les uns des autres. Et il sera d’autant plus aisé à la classe ouvrière elle-même de résoudre les oppositions et de créer l’unité d’action et de mouvement qu’elle connaîtra mieux tous les points de vue. Il est impossible qu’une mutuelle estime ne concilie pas ceux qui, par des voies diverses, veulent aller au même but et travailler sincèrement, de toute leur force, à la délivrance du travail opprimé. C’est dans cet esprit que je souhaite ici la bienvenue aux militants du syndicat et de la coopération.
Pour nous, socialistes «parlementaires», nous n’enfermons pas toute l’activité du Parti dans l’enceinte du Parlement, nous croyons que notre effort nécessaire resterait vain si la classe ouvrière n’était pas puissante et organisée. Mais il est dans la nature des choses que les combinaisons de la lutte parlementaire obsèdent et envahissent trop notre esprit. Cette tribune syndicale et coopérative quotidienne nous rappellera sans cesse les combats, les tentatives, les souffrances, les expériences, les évictions de la classe ouvrière. C’est la vie même du prolétariat, si vaste, si diverse, si tourmentée qui passera sans cesse dans l’esprit des socialistes comme un courant énergétique et chaud. Ce sera pour nous tout un renouvellement incessant d’ardeur, d’énergie, d’effort.
En ce moment, par exemple, l’application prochaine de la loi sur le repos hebdomadaire tient en éveil un grand nombre de corporations. Bien des questions sont posées ; bien des conflits sont possibles si le patronat ne se prête pas à l’exécution loyale et équitable de la loi. Les militants mêlés à la lutte ouvrière traduiront ici la pensée, les revendications du prolétariat, ils chercheront dans tous les incidents de la bataille sociale l’occasion d’éclairer et d’animer les esprits en vue de la complète émancipation des travailleurs.
Jean Jaurès.
Journal L’Humanité, 10 août 1906 :