Sur la République coopérative (Jaurès – A l'oeuvre – 1910)

Comme Jaurès le rappelle ici, la transformation socialiste se construit avec les effets combinés de l’action coopérative, de l’action syndicale et de l’action politique des travailleurs. Dans cet article-ci, intitulé « A l’oeuvre », et paru dans l’Humanité du 23 juillet 1910, il met l’accent sur le coopératisme.

Maintenant que tous les socialistes, sous des formes un peu diverses, ont affirmé l’utilité, la nécessité de la coopération, il faut que le Parti et les militants, mettant en œuvre les décisions de nos congrès, redoublent d’activité pour développer le mouvement coopératif. Héliès, dans son discours si substantiel et tout animé d’une flamme d’action, a résumé les deux raisons essentielles qui donnent de plus en plus à la coopération une valeur socialiste.

D’abord, les coopératives de consommation, les seules que le prolétariat puisse partout créer lui-même et développer largement, se développent de plus en plus, en effet, dans les milieux ouvriers. Ce sont les prolétaires des usines groupées par la grande industrie qui entrent dans les coopératives. Et, comme les travailleurs sont de plus en plus pénétrés de la pensée socialiste, ils la portent naturellement avec eux dans les coopératives recrutées par eux. Sans doute tous les coopérateurs, individuellement, ne sont pas socialistes, comme tous les ouvriers, individuellement, ne sont pas socialistes. Mais ceux des prolétaires qui ne sont pas socialistes n’ont pas de doctrine. Ils n’ont pas de pensée agissante. Ils se bornent à subir passivement la forme de la société actuelle. Toute la pensée active, vivante du prolétariat, est socialiste, et c’est cette pensée socialiste qui devient, presque nécessairement, la pensée dirigeante et inspiratrice; c’est elle qui façonne peu à peu et qui oriente les pensées inertes et molles. De là, même dans la coopération qui ne se dit pas encore expressément socialiste, l’influence grandissante du socialisme.

En outre, dans un milieu ainsi pénétré de socialisme, la coopération ne tarde pas à manifester sa vertu socialiste propre et essentielle. En soi, par la suppression du profit capitaliste, par l’identité de l’acheteur et du vendeur, par la gestion collective et démocratique substituée à la direction capitaliste, la coopérative de consommation est une leçon vivante de socialisme. Il suffit de la pousser jusqu’au bout par la pensée, il suffit d’imaginer que la coopérative de consommation s’est universalisée, qu’elle a absorbé au profit des consommateurs tout le capitalisme mercantile et qu’elle a suscité, pour son propre usage et sous sa propre direction, des coopératives de production, chargées de fabriquer pour elle tous les produits qu’elle distribue, pour que la République coopérative, à son terme logique et dans son épanouissement final, se confonde avec la République collectiviste.

Et il ne sert de rien de dire qu’en fait la coopération ne pourra se développer ainsi, ou que la croissance en sera trop lente pour répondre à l’impatience du prolétariat et au rythme accéléré de ses ambitions et de ses forces. Cette réserve et cette objection vaudraient en effet contre ceux qui voudraient réduire au coopératisme tout l’effort d’émancipation sociale du prolétariat. Elle ne vaut pas contre ceux qui se bornent à reconnaître la valeur socialiste propre à la coopération et qui attendent la transformation socialiste des effets combinés de l’action coopérative, de l’action syndicale et de l’action politique des travailleurs.

Quand la coopération n’aurait d’autre effet en se développant que de donner au prolétariat confiance en lui-même, de lui montrer ce qu’il peut faire dès maintenant par l’utilisation collective de ses ressources de consommation, elle aurait une haute vertu révolutionnaire ; car, si j’étais obligé pour ma part de définir d’un mot la Révolution sociale, je dirais qu’elle est avant tout la confiance du prolétariat en lui-même. Dès lors, développer la coopération dans cet esprit, c’est faire vraiment œuvre socialiste. Et, comme elle se développera d’autant mieux qu’aucun rite, qu’aucune contrainte extérieure ne lui seront imposés, l’affirmation de l’autonomie de la coopération a été aussi un acte socialiste.

Tout cela, Héliès, si ardemment socialiste et si ardemment coopérateur, l’a dit avec beaucoup de force. Et beaucoup même de ceux qui avaient pu croire, autrefois, à l’utilité d’un signe extérieur, marquant le rapport de la coopération au socialisme, ont été touchés par la puissance de ses raisons. Surtout, il a montré que, par là, l’unité coopérative deviendrait plus facile.

En fait, il est des coopérateurs non socialistes comme M. Gide qui reconnaissent que la pensée socialiste a été, en bien des points, le feu qui a fait éclore la coopération et qui la dilate. Ils reconnaissent aussi, comme M. Gide l’a fait expressément, que c’est l’idée de transformer les rapports sociaux par la suppression finale du salariat qui donne à la coopération son sens le plus haut, sa fin la plus noble, son ressort à la fois le plus idéaliste et le plus puissant. Des coopératives prolétariennes animées de cet esprit aux coopératives explicitement socialistes, il n’y a pas, il ne peut pas y avoir antagonisme. Ainsi se formera un mouvement vaste et uni de coopération d’où sera exclu tout ce qui n’est que moyen de domination patronale et artifice de servitude et d’exploitation, mais où entreront tous les groupements coopératifs qui veulent hausser non seulement le bien-être immédiat de la classe ouvrière, mais son esprit d’indépendance et de fierté en vue de sa libération progressive et intégrale.

L'Humanité, 23 juillet 1910 Article Jaurès - A l'oeuvre - coopératisme

L’Humanité, 23 juillet 1910
Article Jaurès – A l’oeuvre – coopératisme

Ce contenu a été publié dans De Jaurès (textes et discours de Jaurès), avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *