On trouve fréquemment des références au Jaurès favorable, en 1899, à la participation d’un ministre socialiste à un gouvernement ne l’étant point. Ce qui nourrit ensuite le portrait d’un Jaurès en « réformiste bourgeois »…
C’est notamment oublier ce qu’a écrit Jaurès sur ce sujet après que lesdites participations (Millerand, Viviani…) aient témoigné de l’incapacité de ces ministres socialistes à le rester.
En mai 1914, la question de la participation de socialistes au Gouvernement radical se pose de nouveau. Dans un article paru dans la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, intitulé Les socialistes et le pouvoir, Jaurès explique quelles sont les conditions d’une telle participation. Des conditions, en l’occurrence, absolument pas réunies…
Ci-dessous, principal passage de l’article, suivi de l’article dans son intégralité.
« Il y a deux conditions absolues pour qu’un parti comme le nôtre puisse examiner l’hypothèse de l’exercice partiel du pouvoir et se demander s’il y est tenu en conscience. La première, c’est que ses délégués au gouvernement puissent, en cette qualité, continuer et développer leur propagande pour notre idéal suprême, affirmer publiquement et officiellement leur pensée collectiviste et internationaliste et vivre de la vie de leur parti nationalement et internationalement. […]
Et puis, pour qu’un parti puisse être tenu d’accepter et d’exercer le pouvoir, il faut qu’il puisse réaliser au pouvoir son programme minimum. [Or] nous ne pourrions, dans la combinaison mixte qu’on nous propose, défendre, réaliser, ou même exposer le programme minimum de notre parti, celui que nous avons formulé dans un ordre du jour au début de la législature de 1910 : les milices, l’arbitrage international étendu à tous les conflits, la nationalisation immédiate des grands monopoles capitalistes. »
[…]
« Les partis ne sont diminués par le pouvoir que quand ils n’ont ni des idées ni des hommes. Les hommes ne sont diminués par le pouvoir que lorsqu’ils le recherchent par vanité ou convoitise, en dehors de leur parti ou contre leur parti, sans doctrine, sans idéal, sans programme. »
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Article intégral :
» Il y a quelques radicaux, les uns de bonne foi, les autres par « malice » et dans le dessein de nous embarrasser, qui demandent que l’on offre au parti socialiste un certain nombre de portefeuilles. Ils vont disant qu’il est trop commode au parti socialiste d’exercer son influence sans assumer les responsabilités du pouvoir. Quel est le but réel de ceux qui font cette campagne? Espèrent-ils rendre impossible tout gouvernement de gauche en déclarant que ce gouvernement a pour condition l’entrée au ministère des socialistes dont s’effraierait la majorité de la Chambre ? Ou encore, sachant que la participation des socialistes au pouvoir gouvernemental se heurterait dans le groupe et dans le parti à de vives résistances, espèrent-ils déterminer dans le socialisme des conflits qui l’affaibliraient et une scission qui le perdrait, ou encore se disent-ils qu’obligé de subir la loi d’une politique incertaine et inefficace, il se diminuerait au pouvoir et perdrait ses prises sur la classe ouvrière ? En est-il de sincères parmi eux, et veulent-ils, après avoir constaté la timidité générale du radicalisme et l’insuffisance de son personnel dirigeant, lui donner du ton par l’accession au pouvoir de forces neuves et d’énergies populaires ?
Il est probable que la campagne commencée par l’Aurore, l’Evénement et qui se continue maintenant par la France, procède de causes très complexes et de sentiments très variés où ne domine pas la bienveillance.
Notre réponse, à mon sens, est très simple. Nous devons répondre, en refusant la participation qu’on nous offre, que nous sommes les seuls juges de la décision que nous devons prendre,et que nous ne sommes pas tenus envers la démocratie à accepter le pouvoir. Pour justifier notre décision, il ne suffirait pas, selon moi, d’invoquer les formules des congrès internationaux. D’abord, quand on invoque des textes, on évoque par là même le génie de la casuistique. Les exégètes se mettent à l’oeuvre pour démontrer que les prohibitions édictées par les résolutions des congrès ne s’appliquent pas au cas présent… C’est ce qui s’est produit quand les socialistes danois et les socialistes hollandais ont reçu des radicaux l’offre de quelques portefeuilles. Les commentateurs n’ont pas manqué pour dire que les formules du congrès de Paris et du congrès d’Amsterdam pouvaient être interprétées dans un sens très large. Puisqu’elles font au parti une loi de coopérer à toute oeuvre de réforme politique et sociale, pourquoi, disaient-ils, ne pas accepter une part du pouvoir quand par là l’oeuvre réformatrice est facilitée ? Et ils rappelaient que le congrès de Paris prévoyait la participation au pouvoir ministériel dans « des circonstances exceptionnelles ».
Et qui ne voit que toute situation nouvelle et difficile peut être caractérisée ainsi ? Mais surtout, la démocratie républicaine pourrait nous répondre si vraiment notre concours gouvernemental est devenu indispensable au développement de la République, au progrès social et à la réalisation de notre programme minimum, que c’est à nous à obtenir de l’Internationale la révision de formules trop étroites qui ne correspondent plus aux conditions de la vie et de l’action. Elle ajouterait, non sans apparence de raison, que si un grand parti comme est le parti socialiste en France était uni pour déclarer à l’Internationale qu’il ne peut, sans se diminuer et sans perdre la confiance du prolétariat, refuser le pouvoir, l’Internationale ne s’opposerait point à sa tactique. Ce n’est donc pas en invoquant des textes de congrès, toujours révisables, que nous pourrons rétorquer l’offre insidieuse qui nous est faite.
Encore moins devons-nous dire que nous refusons le pouvoir parce que le pouvoir diminue nécessairement les partis qui l’assument et les hommes qui l’exercent. D’abord ce n’est pas vrai. Parmi les républicains bourgeois, ni M. Waldeck-Rousseau ni M. Combes n’ont été diminués par l’exercice du pouvoir. Ils ont été grandis au contraire. Les ministres libéraux anglais ont accompli au pouvoir une grande oeuvre, et même quand sera venue pour eux l’heure inévitable de l’usure et de la chute, ils resteront infiniment plus grands que s’ils s’étaient dérobés aux responsabilités du pouvoir. Leur parti retiendra le bénéfice de l’effort qu’ils ont fait, des réformes qu’ils ont réalisées, de la fidélité à leurs propres principes dont ils ont donné la preuve : et il pourra attendre en toute confiance le retour de la marée, la montée nouvelle du flot démocratique.
Les partis ne sont diminués par le pouvoir que quand ils n’ont ni des idées ni des hommes. Les hommes ne sont diminués par le pouvoir que lorsqu’ils le recherchent par vanité ou convoitise, en dehors de leur parti ou contre leur parti, sans doctrine, sans idéal, sans programme.
Et puis, si nous disions que nécessairement, le pouvoir diminue les partis et les hommes, les radicaux seraient en droit de nous répondre : Pourquoi donc voulez-vous que le radicalisme soit seul à porter cette responsabilité et à subir cette déchéance ? Et si, pour se ménager, le radicalisme refuse le pouvoir comme le socialisme, n’est-ce pas celui-ci qui sera rendu responsable de la victoire de la réaction, triomphant dans sa défaite même et entrant au pouvoir devenu vacant par la grève gouvernementale des partis de gauche ?
Non, ce n’est pas pour ces motifs de prudence égoïste et lâche, ce n’est pas pour cette défiance fondamentale de nous-même que nous refusons une part du pouvoir. Nous serions plus fondés à dire que nous sommes, a la différence des radicaux, un parti d’opposition fondamentale à la société présente, et que nous ne sommes pas tenus d’assumer, même pour une oeuvre de réforme, l’administration d’une société dont nous condamnons le principe même. La raison est sérieuse, et les radicaux de bonne foi n’en pourraient méconnaître la force. Elle n’est pas pourtant décisive, car si nous sommes un parti de « révolution » , nous sommes en même temps, et par là même, un parti d’évolution ; notre méthode essentielle est cette « évolution révolutionnaire » dont parle Marx, et si le parti socialiste pouvait, en acceptant une part du pouvoir, intensifier le mouvement général de transformation, accélérer vigoureusement l’évolution sociale vers le but voulu par lui, il ne pourrait pas alléguer le caractère révolutionnaire de sa doctrine pour refuser toute participation gouvernementale.
Mais nous pouvons donner aux radicaux, s’ils persistaient dans la manoeuvre d’enveloppement que dessinent quelques-uns d’entre eux, des raisons d’ordre politique dont toute la démocratie républicaine reconnaîtra la justesse.
Il y a deux conditions absolues pour qu’un parti comme le nôtre puisse examiner l’hypothèse de l’exercice partiel du pouvoir et se demander s’il y est tenu en conscience. La première, c’est que ses délégués au gouvernement puissent, en cette qualité, continuer et développer leur propagande pour notre idéal suprême, affirmer publiquement et officiellement leur pensée collectiviste et internationaliste et vivre de la vie de leur parti nationalement et internationalement. Parmi les radicaux qui nous offrent en ce moment des portefeuilles, en est-il un seul qui soit prêt à accepter cette condition ? En est-il un seul qui croie que cela est possible dans l’état actuel de la pensée française et de l’Europe ?
Et puis, pour qu’un parti puisse être tenu d’accepter et d’exercer le pouvoir, il faut qu’il puisse réaliser au pouvoir son programme minimum. Les radicaux sont tenus d’accepter le pouvoir parce qu’ils peuvent au pouvoir affirmer et réaliser tout leur programme, les socialistes apportant leurs suffrages au programme minimum des radicaux. Au contraire, nous ne pourrions, dans la combinaison mixte qu’on nous propose, défendre, réaliser, ou même exposer le programme minimum de notre parti, celui que nous avons formulé dans un ordre du jour au début de la législature de 1910 : les milices, l’arbitrage international étendu à tous les conflits, la nationalisation immédiate des grands monopoles capitalistes.
Voilà ce que nous dirons à la démocratie républicaine si on essaie de nous tendre un piège. Et nous demanderons : Si on veut vraiment créer un gouvernement de gauche et réaliser le programme radical socialiste, pourquoi ne se contente-t-on pas du concours parlementaire que les socialistes donneront à toute action gouvernementale conforme à ce programme ? Cherche-t-on une diversion et un prétexte d’avortement ? »