Dans un article, publié par La Petite République le 17 octobre 1899, intitulé « Question de méthode », Jaurès revient sur ce qu’il considère comme une fausse opposition entre la méthode révolutionnaire et la méthode « évolutionnaire ». Pour lui, les deux sont compatibles : le prolétariat doit être révolutionnairement prêt à établir le socialisme comme il doit, en attendant, modifier chaque jour la société capitaliste pour chaque jour y instiller (à travers les syndicats, les coopératives, etc.) le socialisme.
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Jean Jaurès – Question de méthode (La Petite République, 17 octobre 1899) :
« Les journaux de la bourgeoisie semblent n’avoir sur le Congrès socialiste allemand et en général sur les problèmes aujourd’hui posés au socialisme que des vues très confuses. En tout cas elles sont contradictoires. La République française nous adjure, au nom de M. Méline, d’imiter les socialistes allemands et d’abandonner comme eux l’intransigeance dogmatique et révolutionnaire. Au contraire le Figaro nous apprend qu’à Hanovre ce sont les «modérés», les «politiques», qui ont été battus par les révolutionnaires et on se demande si en France cette dissidence n’aboutira pas à une scission.
En réalité, tous les journaux de la bourgeoisie se méprennent absolument sur la question posée. Il ne s’agit pas d’une lutte entre modérés, prêts «à toutes les concessions », et révolutionnaires. Je ne conteste pas que dans notre parti comme dans tous les autres il y ait une droite et une gauche. Je ne conteste pas que modérés et révolutionnaires profitent pour s’opposer les uns aux autres du grand mouvement qui se fait dans notre parti. Mais c’est un conflit tout à fait secondaire et accidentel. La vraie question n’est pas là, et
au fond c’est entre socialistes également révolutionnaires qu’est le débat. C’est
sur la meilleure méthode pour accomplir, dans le plus bref délai possible et
le plus profondément possible, la transformation de la société capitaliste en
société communiste que la discussion est engagée.
Et j’estime, pour ma part, que les deux méthodes en présence peuvent et doivent être conciliées. Dans le parti unifié elles trouveront leur équilibre, équilibre varié et oscillant comme la vie, mais résistant et durable.
Prêts pour la Révolution
La première méthode convenait surtout à la période de formation du parti. Elle consiste à grouper presque exclusivement, et pour une action politique, les prolétaires industriels, à les animer d’une passion continue de combat et à les ranger en bataille devant la société capitaliste comme devant le mur d’une forteresse, toujours prêts à tenter l’assaut. On dit aux travailleurs, aux prolétaires, que demain, ce soir peut-être, la société capitaliste va s’effondrer sous le poids de nos misères et de nos crises. On leur dit que la logique même et la dialectique du système capitaliste ne peuvent aboutir qu’à une catastrophe très prochaine. Dès lors il faut guetter sans cesse le point où la brèche s’ouvrira dans le rempart pour que le bataillon du prolétariat révolutionnaire entre dans l’enceinte, drapeau rouge déployé.
Dans cette méthode, il n’est pas nécessaire d’être la majorité; il n’est pas
nécessaire que le prolétariat ouvrier et socialiste ait sérieusement compris
d’avance et pénétré de sa pensée les autres catégories sociales, les paysans propriétaires, les bourgeois intellectuels. Il suffit que cette minorité révolutionnaire, une fois installée au pouvoir, soit capable, par des mesures immédiates, de rallier à la Révolution les masses hésitantes encore la veille, ou indifférentes ou même hostiles.
Voilà réduite à ses termes les plus abstraits, et par conséquent les plus excessifs, une des méthodes essentielles de Révolution. Je ne dis pas qu’aucun socialiste révolutionnaire la formule avec cette simplicité ; mais je dis que dans sa tendance générale, dans sa direction essentielle, cette méthode a groupé, dans la période de formation de notre parti, les militants les plus ardents, les plus enthousiastes. Et il y aurait, aujourd’hui même, un très grand péril à la répudier et à la rejeter pleinement. Sans doute l’expérience
a démontré que la société capitaliste avait plus de ressources encore et de chances de durer que Marx et quelques-uns de ses disciples ne l’avaient cru. Et sur ce point il a été facile à Bernstein de relever la vanité des prophéties marxistes ; il y a eu dans l’esprit de Marx, d’Engels, de Bebel, une part d’illusion incontestable. Ils ont évalué trop bas, dans leurs calculs d’avenir, la force de l’adversaire. Ils ont exagéré la puissance de Révolution automatique continue dans le système capitaliste lui-même.
Mais où Bernstein commet le même vice de raisonnement imputé par lui aux marxistes, c’est lorsqu’il réduit presque à rien les chances de grande crise et de grande commotion. Son prophétisme idyllique est aussi vain que le prophétisme apocalyptique de certains marxistes. La société d’aujourd’hui est trop compliquée pour qu’on puisse dessiner d’avance la courbe, lente ou brusque, des changements inévitables. Il est possible aussi que le système capitaliste résiste encore et prolonge sa durée par des combinaisons imprévues. Il est possible aussi qu’un ébranlement soudain ouvre les voies révolutionnaires au prolétariat organisé. Les rapports des deux grandes classes antagonistes, la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat, sont trop complexes, chacune même de ces deux grandes classes enveloppe des éléments trop variés pour qu’aucune intelligence humaine puisse dire aujourd’hui à quelle date approximative et sous quelle forme précise s’accomplira la Révolution.
Ce qui est sûr c’est que le capitalisme est inique, que la force et la conscience de classe du prolétariat se développent incessamment et qu’ainsi c’est au profit du prolétariat et dans le sens du communisme que se dénouera le grandiose et tragique conflit.
Pour l’action organisatrice, pénétrante et continue
Mais la prévision humaine ne peut point aller au-delà. Donc il faut être préparé aussi bien à l’imprévu révolutionnaire que semble exclure Bernstein qu’à l’action organisatrice, pénétrante et continue. Il faut que le prolétariat soit prêt à agir révolutionnairement demain, si, demain, l’histoire lui donne une occasion d’action décisive. Il faut qu’il soit prêt aussi à hâter par un travail de tous les jours, par une infiltration continue et profonde du socialisme, la dissolution lente du système capitaliste.
L’affaire Dreyfus a montré que des crises soudaines et inattendues pouvaient agiter et ébranler la société bourgeoise. Il faut donc que le prolétariat soit toujours prêt à prendre possession complète du pouvoir, et en ce sens la première méthode, la méthode essentielle de formation et de combat du prolétariat ouvrier et socialiste, garde toute sa valeur.
Mais elle doit être complétée par une méthode d’organisation et d’assimilation quotidienne par laquelle le prolétariat ouvrier mettra le plus possible en oeuvre toute ses forces et s’assimilera le plus possible les autres classes. Il ne s’agit plus de dédaigner ou de considérer comme secondaire le mouvement syndical. Il faut par une propagande passionnée et par des mesures législatives obtenues vigoureusement de l’État républicain faire entrer dans les syndicats toute la classe ouvrière. Ils seront, dès maintenant, en vertu d’un contrat collectif, les représentants de tous les salariés en face du patronat, et ils seront dans la société communiste les organes tout préparés par lesquels la communauté saisira l’administration du domaine arraché au Capital.
Il ne s’agit plus de traiter dédaigneusement le mouvement coopératif. Il faut organiser la force de consommation dont dispose la classe ouvrière et ce n’est pas du dehors, en spectateur plus ou moins bienveillant, que le socialisme doit assister à la création et à la croissance des coopératives. Il faut que ce soit le socialisme lui-même qui, au risque de quelques insuccès partiels, suscite, étende et anime de son esprit la coopération encore rudimentaire.
Il ne s’agit plus d’effleurer le cerveau des paysans propriétaires de théories que leur condition économique les dispose mal à comprendre. Il faut, par de grands domaines agricoles, possédés en commun par les coopératives fédérées, leur montrer, en quelques exemples typiques, ce que pourra être la grande exploitation scientifique du sol par l’association des paysans affranchis.
De même, il faut que le socialisme conquière la bourgeoisie intellectuelle en luttant toujours au premier rang, pour l’humanité, pour la science, pour la pensée libre, pour la raison souveraine.
Il faut qu’il n’y ait pas, dans la démocratie bourgeoise, une seule question posée, question d’enseignement, d’art, d’impôt, où le socialisme ne prouve qu’il a dès aujourd’hui des solutions préparatoires supérieures, au pur point de vue démocratique et humain, aux solutions bourgeoises. Il faut qu’ainsi, il provoque, il oblige ses militants à un perpétuel effort d’étude et de pensée qui fera du Parti socialiste l’élite agissante et pensante de l’humanité.
C’est en ce sens de l’action continue et large qu’il faut compléter la méthode
révolutionnaire du socialisme, non pour affaiblir ou amortir son élan, mais
au contraire pour le multiplier.
On se méprend tout à fait sur les causes de l’agitation intellectuelle qui se produit en ce moment dans le Parti socialiste en Allemagne comme en France. Il n’y a ni déviation, ni compromission, mais croissance. Et ce n’est point parce que le socialisme a attiré à lui bien des éléments nouveaux et médiocrement préparés qu’il doit élargir sa méthode. Il ne s’agit ni de concession ni d’atténuation dans la doctrine. Mais c’est parce que partout le socialisme est maintenant une force, que comme toute force il veut et doit agir. Il veut
et doit se répandre. Il ne peut encore renverser la civilisation capitaliste. Attendra-t-il, immobile, frémissant, dévoré par une fièvre d’impatience vaine, que l’histoire ait sonné l’heure des grandes chutes et des grands avènements ? Non. Dès aujourd’hui il pénétrera de sa force, de sa pensée, de son action, la civilisation capitaliste elle-même, pour être plus apte à la remplacer.
Voilà le vrai sens de la crise de pensée qui remue profondément le Parti socialiste. Il ne s’agit pas, au fond, d’une lutte d’influence entre opportunistes et révolutionnaires du socialisme. Je ne nie point cette lutte, mais elle est greffée sur un conflit tout différent. Il s’agit d’un renouvellement et d’un agrandissement de la méthode révolutionnaire elle-même. »