Jaurès et l'Affaire Durand – Enfin ! (16/02/1911)

 

[Sur l’Affaire Durand, voir d’abord : Jaurès et l’Affaire Durand – l’erreur judiciaire]

16 février 1911. L’Humanité titre : Durand est libre ! et Jaurès intitulé son éditorial, où il revient sur le déroulement de cette affaire, de ce « crime de la raison d’Etat capitaliste »  : « Enfin ! » :

Voilà donc Durand en liberté après une terrible épreuve. La procédure de révision est engagée ; l’issue n’en est pas douteuse ; car l’erreur commise était si énorme qu’il n’y aura pas de juges qui puissent se refuser maintenant à la reconnaître.

Quand, il y a quelques mois, nos amis, avertis par le cri d’indignation qui nous venait des syndicats du Havre, ouvrirent une enquête et en firent connaître les résultats ; puis, quand nous pûmes avoir le dossier et constater l’ineptie monstrueuse de l’accusation, ce fut, d’abord contre nous, dans la presse bourgeoise et conservatrice, un déchaînement d’outrages.

Parce que nous nous refusions à traiter un innocent en assassin, on nous accusait d’une sorte de complaisance pour l’assassinat de Dongé. Peu à peu, cependant, la force de la vérité, la sincérité passionnée de la protestation ouvrière eurent raison des calomnies et des légendes. Des hommes de bonne foi s’émurent, examinèrent, et, ayant vu l’iniquité de la sentence, protestèrent avec nous. Et c’était pour nous une grande joie de constater qu’en dehors même du Parti socialiste et des organisations ouvrières, des hommes que nul ne pouvait soupçonner d’esprit de parti ou d’esprit de classe reconnaissaient la vérité et la disaient. Nous n’avions pas d’autre objet que la libération de l’innocent condamné et nous nous félicitions de l’ampleur croissante du mouvement.

L'Humanité du 16 février 1911

L’Humanité du 16 février 1911

Trois choses surtout ont sauvé Duxand. C’est d’abord l’action commune ou si l’on veut l’action concordante du socialisme et du syndicalisme. Pas de rivalité ; pas de défiances ; pas d’antagonisme mesquin. Toutes les forces ouvrières ont donné d’un même élan. La presse, les meetings, le Parlement, les protestations syndicales : le Prolétariat a usé de tous les moyens d’action dont  il disposait. Et, par sa vigueur persévérante, il a ému la force de l’opinion avec laquelle tous les gouvernements sont obligés de compter.

Je, ne crois pas du tout que le pouvoir ait redouté des complications immédiates et je suis convaincu que le soulèvement de la raison publique, de la conscience publique, a suffi à vaincre les résistances mauvaises. Mais enfin, il savait que si des complications se produisaient un jour, si la colère montait et grondait, c’est du côté de la classe ouvrière, soulevée contre l’attentat, que serait la force évidente du juste et du vrai. Comment, dans ces conditions, aurait-il pu lutter ?

Le souvenir de l’affaire Dreyfus n’a pas été non plus sans effet. Ce n’est pas en vain que des milliers et des milliers d’hommes ont été avertis, dans la grande crise d’il y a douze ans, des erreurs monstrueuses et des crimes auxquels peut aboutir la justice officielle quand elle est inspirée par les haines sociales. Parmi ceux qui luttèrent alors pour le droit, plusieurs se sont souvenus de l’engagement qu’ils avaient pris envers eux-mêmes de combattre contre l’iniquité, quel qu’en fût le prétexte et quelle qu’en fût la victime. Comme ils s’étaient dressés contre le crime de la raison d’Etat militariste, ils se sont dressés contre le crime de la raison d’Etat capitaliste.

La conscience nationale est restée, malgré tout, plus susceptible et plus avertie. On peut la tromper un moment par un coup de surprise, la plier sous une rafale de mensonge et un vent de panique. Mais elle se ressaisit et elle ne consent pas aux abdications définitives.

Je ne me lasserai point aussi de répéter que dans la réparation accordée à Durand se manifeste la vertu de la liberté républicaine. Tant qu’on n’a pas arraché à une démocratie toute liberté de parole et de discussion, tant que la pensée, à travers les obstacles, peut se faire jour, une garantie subsiste. Quelles que soient les tares de la République bourgeoise, quel que soit le virus communiqué par les privilèges de classe à toutes les institutions, c’est quelque chose pour un peuple, c’est quelque chose pour le prolétariat de pouvoir penser tout haut. Que fût-il advenu de Durand dans les ténèbres étouffantes du tsarisme ou sous la pierre tombale du second Empire, dans les années qui suivirent le coup d’Etat ? Comment aurait-on pu disputer sa proie au gouffre muet et obscur dont nul n’eût pu approcher ?

Oui, mais comme c’est chose terrible pour la société d’aujourd’hui qu’une pareille erreur ait été possible Que le juge d’instruction et le Parquet n’aient pas vu la vérité, qui aurait éclaté d’emblée à des esprits honnêtes, qu’ils aient préparé la condamnation d’un innocent, et dont l’innocence était évidente, pour faire écho à la grande presse sauvage et pour flatter un pouvoir réacteur qui cherchait dans une formidable panique sociale une excuse à ses reniements, c’est chose monstrueuse, en vérité.

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Durand n’a pas été la seule victime de cet état d’esprit. Bien des jugements rendus contre des grévistes sont d’un arbitraire aussi violent. L’exagération répressive des lois scélérates a été pour les parquets, pour les magistrats, pour les jurés bourgeois, une sorte d’excitation permanente aux verdicts de haine et de peur contre les militants, ouvriers ou écrivains.

L’énormité même de l’attentat commis contre Durand a éveillé les oonsciences, mais bien des injustices encore sont à réparer ou plutôt si la République ne veut pas se déshonorer, c’est une attitude toute nouvelle envers le prolétariat qu’il faut qu’elle adopte enfin. C’est un esprit vraiment nouveau qui doit pénétrer les institutions, les lois et les juges. L’ordre véritable en sera mieux assuré, comme le progrès, la liberté et le droit.

Jean Jaurès.

Pour plus d’informations sur l’Affaire Durand, voir notamment :

Hélène Rannou, Jules Durand : de la peine de mort à la folie.
En ligne : http://criminocorpus.hypotheses.org/4414

Matthieu Lépine, Ils ont eu le courage de dire « non » : les défenseurs de Jules Durand (1910-1911)
En ligne : http://matthieulepine.wordpress.com/2014/05/10/ils-ont-eu-le-courage-de-dire-non-les-defenseurs-de-jules-durand-1910-1911/

Jean Jaurès défenseur de Jules Durand, sur le site de l’association Les Amis de Jules Durand.
En ligne : http://www.julesdurand.fr/jaures-et-l-affaire-durand/

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