Jaurès et l'Affaire Durand – L'erreur judiciaire (10/12/1910)

Automne 1910. Au port du Havre, c’est la grève illimitée. Lors d’une rixe, un jaune, un ouvrier non gréviste, est battu à mort. Dès le lendemain, la police arrête Jules Durand, le secrétaire adjoint du syndicat des ouvriers charbonniers du Havre. Au terme d’une instruction et d’un procès bâclés, dirigés en sous-main par la Compagnie maritime et la presse bourgeoise, Jules Durand est condamné à mort pour « complicité d’assassinat »…

Cette « affaire Dreyfus du pauvre » [1], illustration de la justice de classe, conduira de nombreuses voix, dont celle de Jaurès, de nombreux journaux, dont l’Humanité, à combattre aux côtés de Durand. Ils obtiendront finalement la reconnaissance de son innocence et sa libération – trop tard pour lui : la peine de mort et les traitements subis en prison et en hôpital psychiatrique l’auront rendu fou.

Sous le titre L’erreur judiciaire, l’un des premiers articles de Jaurès consacrés à l’Affaire Durand [2], paru dans l’Humanité du 10 décembre 1910 : 

Le jury de Rouen s’est manifestement trompé. Non seulement il s’est mépris sur l’application de la peine puisqu’il a été stupéfait quand il a appris que par son verdict il venait de frapper Durand à mort mais il a condamné un innocent.

Durand est condamné, sans circonstances atténuantes ; comme complice du meurtre de Dongé, tué le 9 septembre, vers neuf heures du soir, en un des points les plus mal famés des quais du Havre, dans une sinistre bagarre d’ivrognes. Quel est donc le fait à lui reproché ? Personne ne prétend qu’il ait participé à la scène dû meurtre. Personne ne prétend qu’il y ait assisté. Personne ne prétend qu’il ait été prévenu que l’attentat allait avoir lieu, ou qu’il ait donné aux meurtriers, personnellement, des instructions.

Non :la seule chose qu’on lui impute, c’est d’avoir, environ trois semaines avant le meurtre, présidant une réunion de cinq ou six cents grévistes syndiqués, donné le conseil de mettre Dongé à mort, d’avoir soumis cette proposition à l’assemblée qui la vota à l’unanimité, et d’avoir ensuite désigné une vingtaine de grévistes pour la mettre à exécution : Voilà le crime qui lui est imputé. Voilà pourquoi il a été condamné comme complice du meurtre. Et jamais accusation plus absurde ne fut portée contre un homme. Jamais plus saisissant exemple ne fut donné du degré d’aberration où le parti-pris des luttes sociales et les paniques savamment provoquées peuvent conduire les esprits. J’ai interrogé à ce sujet des députés d’opinions très diverses. Il n’en est pas un qui ne considère cette accusation comme sinistrement ridicule.

Durand_1

Durand n’était pas ivre ; Durand ne boit pas. Il est même un des trop rares ouvriers du Havre qui, frappés des effroyables ravages que l’alcool exerce sur la classe ouvrière de cette ville, luttent constamment et systématiquement contre l’alcoolisme. Il donne l’exemple de la sobriété. Il n’y a dans sa vie aucun désordre. Depuis que sa femme a quitté le domicile conjugal, il est allé vivre auprès de son père, un des contremaîtres les plus estimés du Havre, et tous les témoins attestent la régularité et la dignité de sa vie, toute de travail et de propagande désintéressée. Comment cet homme aurait-il pu de sang-froid, en pleine possession de lui-même, proposer un meurtre à six cents hommes rassemblés et organiser publiquement ce meurtre ?

Les mêmes témoins qui l’accusent, et qui tiennent d’ailleurs les propos les plus incohérents et les plus contradictoires, prétendent qu’à plusieurs reprises il a dit : « Surtout ne répétez pas que c’est moi qui conseille cela, car vous me feriez attraper deux ans de prison » ou encore « Vous me comprenez sans que j’aie besoin d’en dire davantage, car je sais qu’il y a ici des mouchards ». En tout cas il ne pouvait pas ignorer qu’une décision aussi abominable, qu’un vote aussi monstrueux, qu’une procédure aussi sauvage ne pouvaient pas rester inconnus. Le lendemain, toute la ville du Havre en parlerait. Le lendemain, un rapport de police mettrait le parquet en mouvement ; et les ouvriers eux-mêmes, jasant dans les cabarets, livreraient à tous ce secret formidable. Pour que Durand fit une proposition pareille, pour qu’il mît aux voix, tranquillement la mort d’un homme, il aurait fallu qu’il fût en pleine folie.

Et l’assemblée à laquelle il s’adressait ? D’après les accusateurs, les cinq ou six cents ouvriers présents ont voté la mort de Durand. Ils l’ont votée à l’unanimité, à l’exception d’un seul assistant, qui « était sourd ». Quoi ! parmi ces six cents hommes, il ne s’en est pas trouvé un seul qui ait été révolté par la proposition criminelle ? Il ne s’en est pas trouvé un seul qui ait été tout au moins effrayé de la responsabilité terrible qu’assumait l’assemblée, qu’assumait le bureau ? Non, c’est sans résistance, c’est sans émotion, c’est sans débat, comme si on expédiait une formalité de la vie syndicale, que six cents hommes décrètent l’assassinat d’un autre homme.

L'Humanité du 10 décembre 1910

L’Humanité du 10 décembre 1910

Mais ce n’est pas tout, car en étudiant ce dossier que j’ai lu d’un bout à l’autre avec le plus grand soin, j’allais d’étonnement en étonnement. Cette aberration sinistre du meurtre public, ce n’est pas seulement contre Dongé qu’elle a été commise. D’après la petite équipe de jaunes qui, dans des conditions que je dirai, a produit l’accusation, ce n’est pas seulement la mort de Dongé que les grévistes ont votée. Durand a fait voter aussi la mort de Théophile Leblond. Il a fait voter aussi, à une autre séance, toujours sans la moindre résistance, toujours avec la même unanimité, la mort de Jules Argentin. Un des témoins ajoute même, comme pour faire éclater l’étendue du malentendu lugubre ou de la manœuvre scélérate dont Durand a été la victime, « qu’il a fait voter la mort de tous ceux qui travaillaient ». Ainsi la machine à condamner, la machine à assassiner fonctionnait pour ainsi dire régulièrement, à chacune des réunions des grévistes. Et Durand, sans s’émouvoir, sans s’inquiéter des indiscrétions certaines, tournait, sous les yeux de tous, la manivelle de meurtre ! Et la police ne savait rien ! Et la magistrature n’intervenait pas ! Et la Compagnie transatlantique ne s’émouvait pas de la procédure d’assassinat publiquement organisée contre les ouvriers restés au travail ! Et les témoins à charge ont attendu trois semaines, ils ont attendu que Dongé fût tombé dans une bagarre de brutes ivres, pour se souvenir qu’ils avaient assisté à ces procédures insensées ! Jamais cervelle de jury n’a accueilli, sous la suggestion de journaux furieux de réaction, un cauchemar plus absurde.

Mais comment se fait-il, s’il y avait eu en effet une décision d’assassinat et une organisation d’assassinat, que Dongé ait été frappé précisément par des hommes qui jamais ne firent partie des prétendues commissions désignées par les grévistes pour l’exécution du meurtre ? Comment se fait-il que Leblond et Argentin, voués à la mort comme Dongé, n’aient jamais, été inquiétés ? Comment se fait il que Leblond, qui tous les jours quittait le bateau où il travaillait pour aller en ville, accompagné de son seul beau-frère, et qui traversait les groupes de grévistes, ait reconnu à l’instruction qu’il n’avait été, de la part des ouvriers, l’objet d’aucune violence et même d’aucune menace ?

Mais il y a dans l’accusation un autre trait incroyable. S’il était vrai, comme le dit la petite équipe d’accusateurs que les agents de la Transatlantique ont conduite au juge et dont le témoignage insensé a perdu Durand, s’il était vrai que la mort de trois hommes avait été résolue et qu’une commission avait été nommée pour les frapper en effet, il semble vraiment que cette commission aurait due être désignée en secret. La nommer publiquement, faire connaître à tous, et aux victimes désignées elles-mêmes, les hommes chargés de frapper, c’est du délire. Non seulement les magistrats savent par là, s’il se commet un crime, quels sont ceux qui doivent être recherchés mais ceux mêmes que l’on veut atteindre sont mis plus particulièrement en garde contre le péril qui leur vient de telle personne déterminée et connue. J’ai presque honte de dire ces choses, tant elles sont évidentes, et c’est vraiment une tristesse d’être obligé de discuter un verdict qui n’est qu’une divagation de l’esprit et un mauvais rêve de la haine.

Mais enfin cette commission d’assassinat elle était, d’après les témoins d’accusation, constituée publiquement. Bien mieux, Durand faisait défiler un à un devant la tribune du bureau, tous ces Saltabadels [note : Jaurès fait ici référence au personnage de l’assassin dans Le Roi s’amuse, de Victor Hugo] de la grève, mais des Saltabadels qui, eux, opéraient au grand jour. Il faisait l’appel des noms, de telle sorte que tous dans l’assemblée, les ennemis, les mouchards, les bavards, les alcooliques, incapables de garder une minute un secret, tous connaissaient les noms, les visages des assassins désignés. Cela est si vrai que les témoins à charge les nomment. Argentin le principal dénonciateur, déclare : « Durand les a fait ensuite défiler devant l’assemblée. Parmi ces vingt hommes je puis vous citer les nommés Mutel, Bunel, Capet, Delange et un autre qu’on appelle Moussu. »

Le témoin Leprêtre Auguste dépose : « Parmi les vingt individus qui ont été désignés, je puis vous citer Joseph Bunel, Croisy fils, Morel, dit Moussu, François Fourdin, Mutel, Capet, Delage et Hamault.»

C’était la revue publique des assassins mandatés. Notez que, d’après les mêmes accusateurs, Durand, le même Durand qui exhibait ainsi son comité d’égorgeurs, recommandait à ces hommes « d’entourer tous ensemble celui qu’ils frapperaient et de frapper tous ensemble, afin que, le coup fait, on ne puisse pas reconnaître qui avait frappé ». Belle précaution pour un homme qui commence par faire défiler ses exécuteurs sous les yeux de six cents témoins et qui fait l’appel public de leurs noms !

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Ah ! oui ! il a fallu un parti-pris étrange, et le dessein bien arrêté d’impliquer Durand, secrétaire du syndicat, et le syndicat lui-même, pour qu’une accusation aussi inepte ait pu se produire. Et c’est cette accusation scélérate et imbécile qui a abouti à un verdict de mort.

J’espère que les premiers sons de cloche qui ont été donnés déjà ont suffi à avertir l’opinion, à éveiller l’attention de tous les hommes soucieux de justice. Ce n’est pas seulement l’échafaud qui serait un crime contre Durand : c’est le bagne. Il est innocent, pleinement innocent. J’entrerai, dans quelques jours, dans le détail des témoignages à charge. Je les citerai d’abord textuellement, et il sera à peine besoin d’un commentaire pour en montrer le néant, l’absurdité. Je montrerai le malentendu fondamental qui est à la base de l’accusation ; et je suis sûr que tous les honnêtes gens nous aideront à obtenir justice. Et la justice c’est, en attendant la révision nécessaire et urgente, la grâce entière de l’innocent condamné.

Jean Jaurès.

[1] – Pour plus d’informations sur l’Affaire Durand, voir notamment :

Hélène Rannou, Jules Durand : de la peine de mort à la folie.
En ligne : http://criminocorpus.hypotheses.org/4414

Matthieu Lépine, Ils ont eu le courage de dire « non » : les défenseurs de Jules Durand (1910-1911)
En ligne : http://matthieulepine.wordpress.com/2014/05/10/ils-ont-eu-le-courage-de-dire-non-les-defenseurs-de-jules-durand-1910-1911/

Jean Jaurès défenseur de Jules Durand, sur le site de l’association Les Amis de Jules Durand.
En ligne : http://www.julesdurand.fr/jaures-et-l-affaire-durand/

[2] – Voir aussi cet autre article de Jaurès consacré à l’Affaire Durand : Enfin !

 

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