Jaurès contre la politique française au Maroc (mars 1908)

A plusieurs reprises, dans des articles notamment, Jaurès avait souligné à quel point les actions militaires françaises au Maroc, sanglantes et inutiles, allumaient et attisaient la haine des Marocains contre la France. A chaque fois, journalistes et députés colonialistes (autrement dit, presque tous à l’exception des socialistes) s’étaient élevés violemment contre les propos de Jaurès. Il faut dire que critiquer l’armée française et la politique coloniale de la France vous rendait alors coupable, au yeux de toute une France bien-pensante, de crime de lèse-patrie.

Le 27 mars 1908, après que le Général d’Amade a massacré un village entier, femmes, enfants, vieillards compris, Jaurès intervient de nouveau à la Chambre des députés pour tenter de mettre un terme à cette politique française de conquête et de brutalité.

On remarquera que c’est Clémenceau, désormais Président du Conseil, et jadis peu colonialiste, qui se fait maintenant défenseur de la politique française de harcèlement des tribus marocaines…

Extraits de l’intervention de Jaurès à la Chambre des députés, le 27 mars 1908 :

M. JAURÈS. — Messieurs, nous refuserons, mes amis et moi, des crédits qui sont une première conséquence et qui sont l’expression d’une politique que, dès l’origine, nous avons jugé mauvaise. […]

A mesure que notre occupation se prolonge et s’aggrave, à mesure que notre intervention au Maroc est plus étendue, plus dure et plus brutale, je me demande, avec une angoisse croissante et sincère, de quel droit nous portons la guerre, le fer et le feu au coeur même du Maroc.

[…]

Lorsque notre diplomatie, dans des combinaisons fastueuses, a annoncé son dessein de saisir le Maroc, lorsqu’elle a envoyé à Fez une ambassade solennelle, dont le programme, quoi qu’on en ait pu dire, aboutissait à l’équivalent d’un protectorat français au Maroc, elle a nécessairement éveillé dans l’esprit des Marocains cette impression que nous voulions attenter à leur indépendance.

[…]

Que MM. les ministres veuillent bien lire ou relire le livre, si précis à bien des égards, que M. Bourdon vient de publier sur le Maroc ; qu’ils y recueillent son témoignage, et ils verront confirmer par un témoin oculaire ce que nous avions dit à cette tribune : c’est que les concessionnaires du port de Casablanca n’ont eu aucun égard aux plus justes susceptibilités des Marocains ; c’est que la voie ferrée destinée à rejoindre les travaux du port, de la rade à la carrière d’où la pierre était extraite, a été pratiquée à travers un cimetière musulman ; c’est qu’à cette heure même […] les ossements de morts marocains sortent des talus des tranchées, et il constate que cette violation de sépultures marocaines par des étrangers a produit dans ce peuple la plus douloureuse émotion.

[…]

[Jaurès évoque ensuite le bombardement de Casablanca qui a suivi le meurtre de 6 ouvriers français, et la ruine de la ville qui s’en est suivie.]

Et ici je veux demander encore au gouvernement, et avec plus d’instance, de communiquer au Parlement, de communiquer à la commission du budget, ou à la commission des Affaires étrangères, tous les documents, tous les rapports, toutes les informations qui nous permettront de faire la lumière sur la journée du 15 mars dernier.

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Le Général d’Amade, « pacificateur » du Maroc, en boucher, comme il se doit.

Des collègues très bienveillants pour moi me disaient ces jours derniers, comme je traduisais devant eux l’émotion suscitée en mon esprit, en ma conscience par les premiers récits de la journée du 15 mars : «Prenez garde ! ne prononcez aucune parole qui puisse être exploitée contre notre pays ».

Messieurs, j’ai hâte de dire qu’il n’y a au monde aucun gouvernement, aucun peuple qui soit qualifié pour faire, en matière coloniale, la leçon à la France. Ils ont tous à leur charge de tristes journées. Les excès coloniaux sont une chose ancienne et universelle.

Lorsque Montaigne, dès le XVIe siècle, déplorait les atrocités commises aux Indes, ce n’est pas les cruautés de la France qu’il déplorait; et, au XVIIe siècle, lorsque le noble écrivain qui s’appelait Guez de Balzac écrivait : « Chaque pièce d’or rapportée des Indes représente la vie d’un Indien et l’âme d’un chrétien », ce n’était pas sur la France seule, mais sur toute l’Europe colonisatrice que portait cette terrible parole. Et aujourd’hui, sur l’Angleterre pèse le dur souvenir de ces camps de concentration où, pendant la guerre transvaalienne [Afrique du Sud], étaient rassemblés, torturés les femmes et les enfants de ceux qui combattaient pour l’indépendance de leur pays.

Contre les crimes coloniaux de l’Allemagne, crimes récents, parce que ses colonies sont récentes, les députés catholiques et les députés socialistes protestaient ces jours derniers encore. Et le Congo belge a offert certains spécimens d’exploitation des indigènes qui nous permettent de dire que nous ne sommes pas les seuls à porter en celte question de lourdes responsabilités. […]

Si nul dans le monde n’a le droit d’abuser contre nous des fautes par nous commises, si nul dans le monde n’a le droit de se dresser contre nous en accusateur, c’est nous, Français de France qui, pour notre propre honneur, lorsqu’un attentat a été commis au nom de notre pays, devons chercher la vérité, la dire, la proclamer pour réparer, s’il se peut, les attentats commis contre l’humanité.

Lorsque j’ai lu, il y a quelques jours, dans le journal le Matin, le long télégramme de son correspondant lui racontant qu’un rassemblement de Marocains, qui n’était pas un camp, qui n’était pas une armée, qui était un grand village nomade, un rassemblement d’hommes, d’enfants et de femmes, lorsque j’ai lu dans ce journal que ce rassemblement, qui n’a même pas essayé de se défendre, a été surpris, enveloppé par notre artillerie, foudroyé, et que nul être humain n’a échappé…

[Plusieurs parlementaires, dont le ministre de la guerre, contestent les assertions de Jaurès…]

[…] lorsque j’ai lu ce récit dont la conclusion était que des non-combattants avaient été massacrés, que 1.500 cadavres jonchaient le sol de la plaine, mon premier mouvement a été le doute. […]

Je crains que la journée du 15 mars n’ait été une journée affligeante pour l’humanité et pour la France. Pourquoi?

Les journaux expliquent, les dépêches expliquent que le général d’Amade a marché sur un rassemblement formé autour d’un fanatique, autour d’un solitaire, sorti de sa cabane où il s’enfermait depuis des années, et qui s’est mis à prêcher que tous ceux qui se grouperaient autour de lui seraient à l’abri des obus de la France.

Je ne sais si le récit est exact ; la chose est possible, et je n’offenserai certainement pas nos collègues de la droite en leur rappelant que dans les heures tristes du moyen âge chrétien, quand les peuples croyants étaient foulés par la force, meurtris par l’invasion, les fidèles croyaient trouver protection et salut en se groupant autour de quelques personnages renommés pour leur sainteté et la particulière puissance de leurs prières.

Il est probable que c’est un rassemblement de cet ordre qui s’était produit au Maroc. Mais, messieurs, ce n’est pas là un rassemblement de combattants, ce n’est pas une armée, ce n’est pas un camp : c’était un douar où des familles entières, des enfants, des femmes et des vieillards vivaient sous la tente.

[Jaurès donne les différentes preuves que ce rassemblement était pacifique]

Légende de cette carte postale française : "cadavres de marocains"

Légende de cette carte postale française : « cadavres de marocains »

La preuve encore que ce n’était pas un rassemblement offensif, c’est que sous ces tentes — et vous savez qu’en pays marocain, hors des grandes villes, où les maisons de pierre sont enveloppées de hautes murailles, le domicile, la maison, même dans les villages fixes, c’est la tente — sous ces tentes étaient groupés les femmes, les enfants, les vieillards comme les hommes valides capables de combattre. Il n’y a pas eu le moindre essai de résistance ; quelques cavaliers se sont présentés, disent la plupart des journaux, pour donner au douar le temps de s’enfuir ; mais ces combattants marocains, qui sont, vous leur avez toujours rendu ce témoignage, de braves guerriers dont le courage a pu noblement se mesurer à l’héroïsme de nos soldats, n’ont même pas essayé une résistance. Il n’y a pas eu combat.

Des hauteurs qui dominaient le douar, l’artillerie a fait pleuvoir ses obus au delà du douar comme sur le douar même, pour empêcher toute fuite, pour immobiliser sous la pluie meurtrière ce peuple d’enfants et de femmes ; ensuite, pour achever ce travail, il y a eu un assaut à la baïonnette. Combien d’hommes ont été tués du côté des Français ? Un spahi !

[Jaurès est de nouveau contesté, notamment par le président du conseil d’alors, Georges Clémenceau]

M. LE RAPPORTEUR (NdE : Paul Doumer) :  Vous savez bien, monsieur Jaurès, qu’il n’est pas de soldat plus généreux et plus humain que le soldat français. […]

M. JAURÈS. — Et voilà comment, messieurs, à toute tentative pour chercher à savoir le vrai, on pourra opposer ces manifestations de sentiment. Il ne s’agit pas… [il est interrompu par plusieurs parlementaires]

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Le général d’Amade a sauvé les femmes et les enfants.

M. JAURÈS. — Ce n’est pas moi, je vous l’assure, qui opposerai une incrédulité systématique et coupable aux affirmations généreuses et optimistes qui viendraient démentir des récits mensongers; mais laissez-moi vous dire que c’est la seule raison, la seule analyse des faits qui doit décider.

Je rappelle à M. Doumer qu’il ne s’agit pas ici de mettre en doute la générosité du soldat français; mais l’opération a pu être engagée dans des conditions telles que le massacre des enfants et des femmes… (Protestations à gauche et au centre.)

[…] Si j’appliquais aux événements marocains les procédés d’âpre critique que M. le président du Conseil (NdE : Georges Clemenceau) appliquait jadis aux événements de Chine…

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Je n’ai rien dit de pareil à ce que vous venez de dire.

M. JAURÈS [après plusieurs interruptions] : Vous écriviez, monsieur le président du Conseil, à propos des événements de Chine :

« On a tué, massacré, violé, pillé tout à l’aise, dans un pays sans défense; l’histoire de cette frénésie de meurtres et de rapines ne sera jamais connue, les Européens ayant trop de motifs pour faire le silence, et les Chinois demeurant sans historien pour l’écrire. »

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Je parlais de la répression des Boxers [La révolte des Boxers, soulèvement nationaliste chinois contre les étrangers en 1900, réprimée d’une manière sanglante par un corps expéditionnaire des principales nations occidentales] ; qu’est-ce que cela a à faire avec le général d’Amade ?

M. JAURÈS. — Comment !

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Je vous ai dit que vous insultiez le général d’Amade, qui avait sauvé les femmes et les enfants en faisant cesser le feu. A cela vous n’avez pas répondu, et vous ne pouvez pas répondre.

M. JAURÈS. — J’ai dit que, ce qu’on m’opposait d’abord, c’est que je ne pouvais pas, que je n’avais pas le droit de parler comme je l’ai fait des soldats de la France. Il y avait, en Chine, non seulement des soldats européens, mais, parmi ces soldats européens…

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Il y avait des soldats allemands, anglais, japonais, des soldats de toutes les nations.

M. JAURÈS. — … Il y avait des soldats français, et vous n’avez pas fait, à leur bénéfice, la moindre exception, et vous avez raillé ceux qui, pour excuser ces méfaits et ces violences, parlaient des cruautés des Boxers.

Et vous écriviez : « Toujours le petit jeu des têtes coupées. On ne dit pas si chaque membre des légations aura sa petite pinte de sang à boire… »

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Qu’est-ce que cela a à faire avec les massacres?

M. JAURÈS. — Et vous ajoutiez : « Tous les journaux signalent notre ministre plénipotentiaire comme le plus acharné à réclamer pour les chefs des patriotes chinois la mort sans phrase. »

[…] M. Clemenceau ajoutait — c’était sa conclusion : « Rien n’est plus contraire aux intérêts français que cette politique de barbarie. » […]

M. JAURÈS. — J’ai été discret, messieurs, à côté de ces paroles.

Je n’affirme pas, je dis que ce qui se dégage des seuls récits que nous ayons jusqu’ici de l’événement — et vous allez voir ma conclusion — c’est l’impression douloureuse qu’une population qui n’était pas en guerre, qui constituait une ville marocaine, une ville campée, a été écrasée…

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL — Mais non!

M. VARENNE, — En tout cas, il faut savoir la vérité.

M. JAURÈS. — Et vous disiez, monsieur le président du Conseil : Le général d’Amade a donné l’ordre de sauver les enfants et les femmes.

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL. — Oui, d’arrêter le feu.

M. JAURÈS. — Je le crois, j’en suis certain. Mais permettez-moi de vous poser une simple question. Si on était là en face de combattants marocains, comment se fait-il qu’il fallût épargner les enfants et les femmes ? (Très bien ! très bien ! à l’extrême-gauche.) S’il y avait là des enfants et des femmes, c’est que ce n’était pas un camp de guerre! (Vifs applaudissements à l’extrême-gauche.) Et comme le général d’Amade n’a pas pu, j’imagine, pendant que l’artillerie et les schrapnells faisaient leur besogne de mort, distinguer les femmes, les enfants et les vieillards des combattants (nouveaux applaudissements à l’extrême-gauche), comme il n’a pu intervenir — et je ne doute pas qu’il ne soit intervenu — comme il n’a pu intervenir qu’à la dernière minute, à la nuit tombante, lorsque les baïonnettes achevaient l’oeuvre des obus (applaudissements à l’extrême-gauche), eh bien alors, il faudra s’expliquer sur ces choses autrement que par des paroles d’indignation qui s’évanouiraient demain. (Applaudissements à l’extrême-gauche.) Car, messieurs, songez, je vous prie, à ce qu’il adviendrait, demain, de notre responsabilité morale, si les redoutables hypothèses qui se dégagent des seuls récits que nous ayons jusqu’à cette heure étaient confirmées par le récit des témoins oculaires.

[Jaurès cite la lettre d’un soldat témoignant de ce que les enfants et les femmes ont été tués. Clémenceau continue de nier tout problème…]

Je demande que vous apportiez sous votre responsabilité le récit garanti par vous des événements du 15 mars. (Applaudissements à l’extrême-gauche.) Je demande que la lumière soit faite et je déclare tout de suite que si, par malheur, il y avait eu là un entraînement funeste, si, par malheur, des excès de cet ordre avaient été commis, l’honneur de la France serait non pas de les cacher, non pas de les voiler, non pas de les pallier, mais d’être la première devant le monde à les dénoncer, à les flétrir et à les châtier. (Vifs applaudissements à l’extrême-gauche.) Et c’est pourquoi je vous demande et de vous renseigner et de nous renseigner sans vaines complaisances pour qui que ce soit.

[…]

Qu’est-ce que vous voulez ? Vous déclarez à satiété que vous ne voûlez pas occuper ce pays, que vous ne voulez pas vous y installer, que vous vouliez simplement frapper quelques coups pour montrer à ces tribus que ce n’est pas impunément qu’après votre départ elles s’en prendraient à des résidents français ou à des résidents européens dans les ports. Soit ! mais une fois ces coups frappés à Casablanca, à Médiouna, à BerRechid, à Settat, que faites-vous encore, puisque vous ne pouvez pas rester, puisque vous savez, puisque vous proclamez que vous ne pouvez rester ? Vous pourrez traverser ces pays, les dévaster, les razzier, vous pourrez exaspérer ces hommes, mais vous ne pourrez leur faire dire : « Nous sommes soumis indéfiniment. »

Soumis à quoi ? Quel est votre but ? Vous ne pouvez en avoir qu’un, c’est, après leur avoir montré votre force, de mettre un terme à ce déploiement de violences pour que les passions se calment, pour que les haines s’apaisent et que vous puissiez renouer avec eux des relations où vous pourrez alors montrer vraiment le grand coeur, la douceur, la générosité de la France. Hors de là, il n’y a que violence et duperie ! (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Est-ce par un système nouveau, celui du général Lyautey, que vous corrigerez le mal ? Que fera-t-il ? Son système, qui est connu, c’est, au lieu de lancer des colonnes mobiles, qui vont et qui reviennent, qu’on projette au loin et qu’on rappelle, d’avoir au contraire des postes permanents, fortifiés, d’abord très rapprochés, et dont on élargit les mailles à mesure que la pacification progresse. Est-ce là le système que vous voulez appliquer au Maroc ! A quoi vous mènera-t-il ?

[…]

Au Maroc, il y a un peuple effervescent et indépendant, ombrageux, qui a plus que nous ne l’imaginons, plus que nous ne le savons, la fierté de sa vieille histoire, qui se rappelle qu’il a successivement refoulé de son sol les Portugais, les Espagnols, les Anglais, qu’il a secoué le joug des Turcs. Il se rappelle même les temps héroïques où il était le maître d’une partie de l’Espagne.

Il a eu des chefs, mais qu’il a élevés librement et déposés ; ce n’est pas un peuple plié, ce n’est pas un peuple accoutumé à subir en silence une domination tyrannique et qui pourrait être un jour passé comme un objet d’échange. C’est un peuple guerrier, c’est un peuple farouche auquel il ne suffirait pas, nous l’avons vu, d’une combinaison diplomatique ou de je ne sais quelle longue tolérance de l’Europe pour lui faire accepter notre domination.

[…]

Quoi donc, messieurs; depuis quatre-vingts ans déjà, vous avez mis le pied en Algérie, et il y a quelques jours, lorsque notre collègue, M. Messimy, proposait, pour suppléer à l’insuffisance de nos effectifs et accroître la puissance défensive de la France, de remettre un fusil à ces Arabes d’Algérie qui sont depuis quatre-vingts ans enveloppés de la civilisation française, oubliez-vous que les colons ont poussé un cri d’alarme et qu’ici, beaucoup d’entre vous ont dit : « Un fusil aux Arabes! Mais savez-vous quel usage ils en feraient ? »

S’il en est ainsi, que de siècles et de siècles faudrait-il pour que ces millions de Marocains que nous brutalisons à cette heure (applaudissements à l’extrême-gauche) devinssent une force au service de la patrie française ?

Ah oui ! ils deviendront une force si vous savez être envers eux un peuple de civilisation. Ah ! on a raillé les rêves d’influence pacifique et de pénétration civilisatrice ! Il y en a dès maintenant les éléments. Dès aujourd’hui le Maroc est en voie d’évolution. M. le ministre des Affaires étrangères nous signalait la force du livre de M. Aubin sur le Maroc d’aujourd’hui. Pour ma part, je l’ai lu et relu avec une admiration véritable. Et que signale-t-il ? Il signale qu’au Maroc, à l’ancienne féodalité militaire et turbulente se substitue de plus en plus la classe des hommes enrichis par le négoce, puissants par la science et par l’intelligence et qui tendent à créer peu à peu un Maroc nouveau. Ce n’est pas un utopiste qui parle, c’est un diplomate très réaliste qui a parcouru tout le monde de l’Islam, qui a observé de près le monde marocain, et il conclut que ces couches nouvelles, que ces classes nouvelles du peuple marocain aspirent à l’organiser, à le centraliser dans la mesure où cela est nécessaire au progrès de la civilisation. En même temps que le Maroc a ainsi en lui-même, si vous ne le brutalisez pas, si vous n’y surexcitez pas, par la force, les soubresauts du fanatisme et de la haine, en même temps qu’il a ainsi des ressources d’évolution, par bien des points il s’ouvre aux influences étrangères, d’abord à l’influence de la France par l’Algérie. […] Portez donc votre effort sur cette Algérie arabe, achevez de vous la concilier; que son développement de richesse, d’instruction et de bien-être soit hâté, et c’est elle qui, de proche en proche, agira à votre profit, sans violence, pour développer au Maroc l’influence de la France. (Applaudissements à l’extrême-gauche.)

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Bombardement de Casablanca en 1907

Dans les ports de la côte marocaine, de la côte atlantique du Maroc, il y a des négociants qui sont en rapports avec l’intérieur parce qu’ils sont en relations constantes d’affaires avec les grands propriétaires fonciers. Puis il y a les écoles, ou chrétiennes, ou israélites, et, le jour où vous pourrez, dans les ports, dans les villes les plus voisines de l’Algérie, fonder et multiplier des écoles franco-arabes, ce jour-là, vous aurez plus fait, pour l’accroissement de votre influence, que par tous les massacres de tribus, par toutes les violences et par toutes les colonnes du général d’Amade ! (Applaudissements à l’extrême-gauche.)

C’est là la politique patiente — oh ! pas éblouissante, elle ne suffira pas à faire la gloire d’un homme, elle n’entourera pas un ministre d’auréoles et d’éclairs — mais c’est une politique patiente, humaine, attentive, généreuse, qui fera du Maroc, sans exclusivisme, une terre ouverte au rayonnement de la France. C’est là, messieurs, la politique que nous vous demandons ; et nous vous demandons de donner l’ordre à vos généraux d’abandonner ces inutiles expéditions à l’intérieur et de se borner à garantir, dans un rayon étroit, immédiat, la sécurité des ports, d’y organiser, quand ce sera matériellement possible, la police, et de profiter, alors, de cette accalmie pour vous retirer, pour qu’on oublie, au Maroc, l’orage de guerre et de violence qu’y a déchaîné la France d’un jour, pour qu’on ne se rappelle que la puissance de générosité et d’humanité qui est incorporée à la France durable. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche.)

Sur le même sujet, voir aussi :

Jaurès et le Maroc : contre l’aventure marocaine (janvier 1908)

Jaurès et le Maroc : contre l’expédition marocaine (1911)

Jaurès : la politique coloniale de la France et la civilisation arabe (février 1912)

Jaurès et le Maroc : contre le protectorat (juin 1912)

L’ordre sanglant (Jaurès – Maroc, avril 1912)

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2 réponses à Jaurès contre la politique française au Maroc (mars 1908)

  1. LARAB dit :

    Meilleurs hommages à Jean Jaures, à ses camarades, aux auteurs de cet article, et au Personnel de cette revue, surtout pour leur courage de faire la lumière de certains événements, malheureusement, tragiques pour tous

    Nul ne peut prétendre falsifier/enterrer les faits, et les vérités dures et amères,…..

    Que Dieu rend justice à ceux qui ont souffert de toutes les formes d’oppression,…..

    Meilleures salutations !

  2. Muller dit :

    Merci pour le travail de retranscription. J’ai utilisé un extrait du discours pour mon cours d’Histoire.

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