Jaurès et le Maroc : contre le protectorat (juin 1912)

Le 28 juin 1912, à la Chambre des députés, quelques mois après la signature du Traité de Fès (Maroc), Jaurès revient sur la question du protectorat, pour demander aux députés de le refuser et de procéder à une nouvelle convention où serait respecté le peuple marocain… L’occasion pour Jaurès de parler un peu à ces députés français, qui le plus souvent en ignorent tout, de ce peuple tel qu’il le perçoit alors.

M. JAURÈS : Je veux surtout, une fois de plus, signaler le péril de la politique générale marocaine, qui a abouti au traité de Fez. Je veux marquer les périls essentiels du traité même du protectorat, qui est la conséquence des fautes commises, et le prélude de difficultés plus graves, et je veux dire, messieurs, sans forcer le ton, sans passionner le débat, que jamais mes amis socialistes et moi-même n’avons plus impérieusement ressenti le devoir de protester et d’avertir.

[…]

Voilà pourquoi, messieurs, je viens demander très franchement à la Chambre d’écarter le traité de protectorat qui lui est soumis (Applaudissements à l’extrême-gauche) et d’inviter, très courtoisement mais très fermement, le ministre responsable à négocier avec le Maroc, avec le sultan, une convention nouvelle qui ménage mieux les susceptibilités, les droits, l’indépendance du Maroc et qui écarte de nous la sinistre obligation d’opérer la-bas, sous le nom de protectorat, la conquête à la lois la plus brutale et la plus malaisée. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Pourquoi, messieurs, vous demandons-nous de rejeter ce traité ? Par des raisons de principe et aussi par des raisons de fait et de circonstance.

Et d’abord, s’il m’est permis de prononcer ici un mot bien déplacé, bien ridicule je l’avoue, et qui sonne étrangement dans l’atmosphère européenne d’aujourd’hui, je vous demande : de quel droit prenons-nous le Maroc ? Où sont nos titres ?

[…]

Mais comparez, messieurs, l’état de sécurité générale dont le Maroc jouissait depuis plusieurs générations avec l’état d’insécurité pour tous qui a été le résultat d’une intervention hâtive, impatiente, indiscrète et brutale ; comparez les risques que, de loin en loin, quelques voyageurs ou quelques trafiquants pouvaient courir avec le spectacle qui se développe depuis des années : Casablanca bombardé par les Français, pillé par les indigènes…

[…]

N’ajoutez pas, messieurs, que c’est pour promouvoir la civilisation, que c’est au nom de la civilisation que vous mettez la main sur le Maroc par ce procédé de brutalité.

Jamais je n’ai tracé des civilisations musulmanes un tableau idyllique et je sais très bien la part de désordre, d’exploitation oligarchique des grands chefs qui s’y est souvent mêlée. Mais enfin, messieurs, si vous voulez regarder au fond des choses, il y avait une civilisation marocaine capable des transformations nécessaires, capable d’évolution et de progrès, civilisation à la fois antique et moderne.

Voilà des siècles, vous le savez bien, que les tribus berbères sont établies là, avec une grande histoire dont elles ont gardé, malgré nos dédains, la tradition et la fierté. Les plus grands historiens du monde musulman ont raconté leurs exploits et vanté la beauté de leur intelligence.

Ce sont ces tribus qui avaient un moment conquis l’Espagne, ce sont ces tribus qui, dans la ville de Fez, avaient exalté la pensée jusqu’au plus haut degré de génie philosophique, et c’est à Fez qu’ont résidé, qu’ont agi quelques-uns des maîtres de la philosophie arabe ; et, en même temps, ce sont ces Marocains qui portaient jusqu’au coeur de l’Afrique, jusque dans ce qui est aujourd’hui le Sénégal, la Nigritia hollandaise et la Nigeria un commencement de civilisation musulmane, sur laquelle l’Europe est heureuse de s’appuyer aujourd’hui.

Et, au lendemain du traité de protectorat, lorsque le Sultan écrivait: « Prenez garde, messieurs, je représente un peuple qui n’a jamais été une colonie, qui n’a jamais été un peuple soumis, un peuple asservi ; je représente un empire qui, depuis des siècles et des générations, est un pays autonome », le sultan traduisait non seulement la révolte et  l’inquiétude de sa fierté de chef, mais la révolte et l’inquiétude de son peuple tout entier.

Et, aujourd’hui encore, ce peuple, sur lequel, par la force de la conquête, par la double action de notre main droite, qui sera la force, et de notre nain gauche, qui sera la ruse, ce peuple sur lequel nous allons faire peser le joug d’un protectorat qui n’aura du protectorat que le nom, aujourd’hui même ce peuple fait la preuve qu’il est un peuple de travail, en même temps – messieurs, sachons saluer l’héroïsme de nos soldats, mais l’héroïsme aussi de nos adversaires (Très bien ! très bien ! sur divers bancs et à l’extrême gauche) -, en même temps qu’un peuple de braves.

Vision caricaturale que la majorité des journaux français, comme Le Petit journal, donnait de la réalité marocaine.

Vision caricaturale que la majorité des journaux français, comme Le Petit journal, donnait de la réalité marocaine.

Et ce qui me frappe, c’est la complexité, c’est aussi la plasticité de la société marocaine, sa faculté d’évolution et d’adaptation à toutes les formes de la propriété, avec toutes les possibilités d’avenir : propriété domaniale du sultan, grande propriété féodale des chefs, propriété collective des tribus, propriété individuelle du paysan qui laboure et qui sème. Faculté de développement, puissance de l’artisan, du commerçant, du trafiquant, de ceux qui travaillent le cuir et les métaux, dans les petites boutiques, les petites échoppes d’artisans et les grands bazars ; civilisation souple, civilisation variée, qui commençait à se pénétrer des influences les plus hautes de la civilisation européenne, agriculteurs de l’intérieur nouant des contrats avec les ports, enfants commençant à fréquenter dans les ports de la Méditerranée et de l’Atlantique les écoles européennes.

Il y avait là un germe d’avenir, une espérance que j’ai saluée. Et laissez-moi vous dire que je ne pardonne pas à ceux qui ont écrasé cette espérance d’un progrès pacifique et humain de la civilisation africaine sous toutes les ruses et sous toutes les brutalités de la conquête. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Ah messieurs, il y avait une possibilité d’évolution, de transformation. Et lorsque je gémis, lorsque je m’indigne de la politique qui a été pratiquée, ce n’est pas en utopiste, ce n’est pas en homme qui fait appel aux forces du lendemain et du surlendemain. Ce n’est pas dans un élan d’espérance mystique que j’appelle un avenir où les rapports des hommes et des peuples seront pénétrés de raison, de justice et de douceur et où le monde sera fécondé non plus par la rosée de sang dont parle le poète de l’Iliade, mais par la rosée de lumière dont parle le prophète de la Bible.  (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Non, je ne fais pas appel a ces forces mystiques, je ne fais pas appel à ces forces d’avenir, je vous dis, et il faut que je le répète, parce qu’il faut que nous marquions les uns et les autres pour aujourd’hui et pour demain, pour le présent et pour l’avenir, pour la conduite du lendemain et les responsabilités du passé, il faut que nous marquions les principes qui nous dirigent. Eh bien ! je vous dis que, dès aujourd’hui, dans la société humaine si brutale, si discordante, si aveugle, il y a, dès aujourd’hui, des forces de raison, de justice, de civilisation et de paix auxquelles il ne manque que d’être reconnues par les dirigeants eux-mêmes.

Il y a cette grande et magnifique force du capitalisme international dont Fourier et Saint-Simon ont pressenti les grandeurs possibles et les déviations probables. Ah ! s’il était contrôlé, s’il était dominé par de grands pouvoirs désintéressés, s’il ne se rendait pas le maître des consciences, des esprits, des intérêts (Applaudissements à l’extrême gauche), quelle oeuvre immense et noble il pourrait accomplir en substituant au droit de conquête territoriale, antique et suranné, la distribution des influences sur le marché du monde entre tous les peuples qui travaillent et qui produisent. Voilà une grande force qui est déformée, qui est abaissée, qui est profanée.

Il y a une autre force qui s’éveille ; ce sont tous ces peuples, de toutes les races, jusqu’ici inertes, ou qui le paraissaient, qui semblaient, pour nous, à travers notre tourbillon d’agitations européennes, couchés dans un sommeil éternel et qui, maintenant, se réveillent, réclament leurs droits, affirment leur force, races de l’Afrique, races de l’Asie, le Japon, la Chine, l’Inde, qui va être reliée au reste du monde par des réseaux de voix ferrées, par le transpersan que l’on prépare, ce qui fait dire à l’Angleterre : « Quand l’Inde sera en communication, par les voies ferrées, avec le reste du monde, nous n’aurons plus là-bas d’autre garantie que l’amour qu’inspirera aux Indiens une politique de liberté et de justice. » Ce sont dans l’orient de l’Europe les Jeunes-Turcs, qui ont pu commettre des fautes, mais dont il faut bien dire que l’Europe convoiteuse n’a pas facilité les débuts (Applaudissements à l’extrême gauche), cette Europe, si complaisante pour l’égorgeur Abdul-Haniid, qui respectait l’intégrité d’un pays ensanglanté par lui, et qui n’a commencé à le dépecer que le jour où la liberté y apparut. (Nouveaux applaudissements à l’extrême gauche.)

Oui, et c’est dans notre Afrique du Nord un réveil aussi, un frémissement qu’il serait, monsieur le président du Conseil et mes chers collègues, bien imprudent de dédaigner et de négliger.

Eh bien ! je dis que, parmi tous ces peuples longtemps opprimés ou endormis ou séparés de l’Europe par des océans d’indifférence, je dis que partout il y a des forces morales neuves qui s’éveillent, un appétit de liberté, un appétit d’indépendance, le sens du droit qui nous emprunte quelquefois pour s’affirmer nos propres formules. Et je dis que, pour le peuple qui aurait eu le courage, la sagesse, la généreuse clairvoyance de ne se livrer nulle part dans le monde à une politique de conquête et d’expropriation brutale, pour ce peuple-là, il y aurait eu chez toutes ces races qui s’éveillent et qui veulent leur droit une force de sympathie qui était une puissance réelle. (Vifs applaudissements à l’extrême gauche.)

Et quelle force pour vous, quelle force pour nous, pour toute la France si, dans le monde entier, les prolétaires de tous les pays, quand ils protestent contre les actes de brigandage, de violence, de conquêtes commis par certains peuples, s’ils avaient pu partout dire à leurs gouvernants « Votre politique n’est pas nécessaire, la grande France en pratique une autre » (Vifs applaudissements sur les mêmes bancs.) C’eût été pour nous une ressource morale incomparable et inépuisable. Et je dis que le peuple qui aurait été investi de cette force morale aurait pu, avec de la patience, en faisant crédit au temps et aux hommes, propager, au-delà des frontières de l’Algérie, sa pénétration économique et morale, sans être obligé de recourir aux moyens de ruse et de violence auxquels on nous a condamnés. (Applaudissements à l’extrême gauche.) 

Voilà, messieurs, le principe, le foyer de l’action qu’il faut exercer, que nous voulons exercer au nom de la France.

Depuis des semaines, des mois, des années, on fait appel, presque dans tous les partis, aux générations nouvelles et il y a, des rangs des partis du passé, des tentateurs subtils qui se lèvent et qui disent à la jeunesse « Tu as été déçue par les utopies, par les chimères de la démocratie, de la raison et de la paix. Il n’y a qu’une loi c’est l’action. »

Oui, si l’action a une âme de vérité et de raison ; mais vous, bien souvent, ce que vous présentez à la jeunesse comme l’apparence de l’action, c’est une caricature consciente des violences et des sauvageries inconscientes du passé. (Applaudissements à l’extrême gauche.) Non ! non ! l’action n’est pas là ; elle est dans la création d’un ordre neuf par des méthodes neuves. Et nous retombons misérablement dans les ornières de violences, dans les routines des barbaries du passé ! (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs.)

Et c’est parce que votre traité de protectorat, au lieu de porter en lui cet esprit, cette promesse, cette espérance d’une action nouvelle, c’est parce qu’il ne fait que consacrer les pires routines d’une diplomatie qui, depuis des années, a caché la vérité, se réservant de recourir à la force, c’est pour cela qu’au nom du droit bafoué, moqué, mais qui est la grande réalité de demain, nous protestons contre le principe même de ce traité de protectorat. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Mais jamais les circonstances ne furent plus défavorables, plus contraires à l’institution d’un traité de cette sorte. Protectorat, même avec toutes les habiletés du protocole, même avec toutes les hypocrisies de la diplomatie conventionnelle, cela suppose au moins, de la part du peuple protégé, un minimum de consentement et de résignation. Or, il n’y eut jamais au Maroc, à aucune époque, quel que soit le souffle d’entraînement belliqueux ou de fanatisme religieux qui ait pu le soulever à certaines heures, il n’y a jamais eu une force de résistance, de protestation, une révolte unanime comparable aux mouvements dont le Maroc tout entier tressaille aujourd’hui. Et d’où cela est-il venu ? Quelle en est la cause ? Quel en est le principe ?

[…]

Et puis, messieurs, de quoi pâtit votre politique ? Du dédain ou vous teniez, où les pouvoirs officiels de notre pays, diplomates et officiers, tenaient le Maroc, Le peuple marocain, il a toujours été entendu, pour ceux qui ont dirigé publiquement ou secrètement notre diplomatie, que c’était là à peu près une matière inerte. On pouvait promettre qu’on évacuerait le Maroc ; cela ne tirait pas à conséquence ; on pouvait répéter a tous les dieux du ciel, de la terre et des enfers qu’on respecterait l’indépendance marocaine ; on disait : « Ce sont des paroles qui tomberont dans des oreilles sourdes, dans des esprits obtus. » On s’est imaginé qu’on pouvait, sans péril, décréter la marche sur Fez et parce que, devant l’expédition précipitée et enfiévrée, les tribus surprises ont fait d’abord le vide et ont ajourné la résistance, on a cru qu’il y avait là un peuple inerte, que l’on pouvait pétrir tout à sa guise, et on n’a pris aucune précaution.

Et pendant qu’il frémissait, pendant qu’il s’irritait, pendant que, dans les rues de Fez, il regardait d’un regard hostile, du regard aigu, défiant, des enfants comme des hommes, les Français qui passaient, on a publiquement affiché, négocié, conclu un traité de protectorat qui, par quelques-uns de ses articles, supprimait l’indépendance du Maroc (Applaudissements à l’extrême gauche.)

Et alors, ce fut la révolte, ce fut la colète, ce fut l’explosion, ce fut le soulèvement accompagné à coup sûr de désastres et de crimes comme le furent, aux époques révolutionnaires, des soulèvements dont vous ne méconnaîtrez pas la noblesse.

Et quelle a été, devant cette révolte, la répression ? Qu’a-t-on fait ? Que faisons-nous ?

Comment avons-nous traité et comment traitons-nous ce peuple coupable, après tout, d’appliquer à la défense de son sol et de son indépendance les principes de fierté que, tous les jours, vous voulez inoculer au vôtre ? (Applaudissements à l’extrême gauche.)

[…]

Sur le même sujet, voir aussi :

Jaurès et le Maroc : contre l’aventure marocaine (janvier 1908)

Jaurès contre la politique française au Maroc (mars 1908)

Jaurès et le Maroc : contre l’expédition marocaine (1911)

Jaurès : la politique coloniale de la France et la civilisation arabe (février 1912)

L’ordre sanglant (Jaurès – Maroc, avril 1912)

Notables reçus par le Général Lyautey en 1916 à Fes.

Notables reçus par le Général Lyautey en 1916 à Fes (Maroc)

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