16 juin 1911. Interpellation sur la politique du Gouvernement au Maroc. Jaurès y rappelle l’opposition des socialistes à la politique française au Maroc. Une politique qui conduit à humilier et à brutaliser le Maroc d’un côté, et à multiplier les risques de conflits avec l’Espagne et l’Allemagne de l’autre.
Une politique de surcroît hypocrite – qui prenait prétexte des décisions de la Conférence d’Algésiras, des demandes soi-disant libres du sultan, pour peu à peu pénétrer, « pacifier » et assurer sa domination sur le Maroc.
Extraits des débats :
M. JAURÈS : J’ai été depuis, l’origine et je reste, pour des raisons de droit qui me paraissent supérieures à toutes les circonstances politiques, j’ai été et je reste l’adversaire de votre expédition marocaine. (Applaudissements à l’extrême-gauche.)
M. EDOUARD VAILLANT : Tous, nous sommes de cet avis.
M. JAURÈS : … l’adversaire de votre politique au Maroc. J’ai lutté, mes amis et moi nous avons lutté pour l’empêcher. Nous avons pu parfois en modérer le mouvement, en atténuer les périls. Mais je suis bien obligé de reconnaître que nous nous sommes heurtés le plus souvent à l’indifférence, à la résistance sourde et inerte d’une grande partie du pays.
[…]
Tous ceux qui regardent de près les choses marocaines, tous les correspondants européens, Français ou étrangers, qui notent, qui essayent de noter la réalité des choses, constatent que les tribus marocaines ne sont pas soumises, qu’elles ont fait simplement, pour un moment, le vide autour de nos colonnes. Et moi, je ne crois pas que les expéditions de châtiment qui ont été commencées et qui sont annoncées, puissent avoir pour effet de briser et d’atteindre toutes les résistances de ces tribus. Je crains qu’elles n’aient d’autre résultat que d’accumuler au coeur de ces hommes farouches et braves des ressentiments dont, à certaines heures, nous pourrions tristement mesurer le poids.
M. EDOUARD VAILLANT : Ce sont de vrais patriotes.
M. JAURÈS : Ce n’est pas ainsi que nous avions conçu l’action de la France civilisatrice. Ce matin encore je lisais, dans un de nos journaux les plus nationaux, les plus patriotes, qu’en entrant à Meknès, une ville où aucun Européen avait souffert, une ville où aucun attentat n’avait été commis, contre aucun des nôtres « en entrant à Meknès, dit le correspondant militaire, nous avons tué une cinquantaine de fanatiques qui faisaient feu contre nous ».
Des fanatiques ! Et c’est ainsi que vous, qui dites que l’homme est le plus vil des êtres, s’il n’est pas prêt à défendre jusqu’à la dernière goutte de sang l’intégrité de son pays et de sa race (Vifs applaudissements à l’extrême-gauche), parce qu’il y a là des hommes qui, n’ayant jamais vu d’Européens, n’ayant jamais commis contre eux un acte de violence, sachant à peine que l’Europe est une grande chose lointaine où il y a une autre foi religieuse que la leur, mais parce que là, dans les jardins qui fleurissent encore entre les ruines de la vieille et illustre cité marocaine, il y a des hommes qui, voyant venir ce qui pour nous est la France, mais ce qui pour eux est l’étranger, voyant des hommes en armes et des obus pleuvoir et des canons de fusils briller, se disent : « Nous avons vécu jusqu’ici libres, indépendants et farouches » et se défendent, vous les déshonorez du nom de fanatiques ! (Vifs applaudissements à l’extrême-gauche.)
Eh bien ! je dis qu’une politique qui nous conduit à ces extrémités qui nous conduit à ce paradoxe, est une politique mauvaise ; mais j’ajoute que c’est une politique imprudente. Car si ces hommes ne sont pas capables, comme le furent, après bien des épreuves, les Gaulois longtemps dispersés qui se groupèrent enfin contre César, si ces hommes, je le crois, ne sont pas capables d’une action de masse, d’une résistance concertée, groupée et massive, ils sont capables d’une persévérance infatigable dans la résistance dispersée et, à mesure que va s’élargir sur le Maroc la prise de votre force militaire, votre surface vulnérable va grandir, les chances de surprise vont se multiplier.
[…]
L’acte d’Algésiras ne dit nulle part que vous soyez tenus de maintenir l’ordre dans l’intérieur du Maroc. L’acte d’Algésiras, à aucun degré, en aucune de ses lignes, ne met à votre charge la vie des Européens qui sont au Maroc. Si vous êtes intervenus, si vous avez quitté la côte, si, tout en proclamant que vous ne portiez pas atteinte à l’indépendance et à la souveraineté du sultan, vous êtes allés jusqu’à Fez…
Un membre au centre : C’est qu’il l’a demandé.
M. JAURÈS : Oui, il l’a demandé, c’est entendu ! A moi il m’a été raconté qu’il y a trois mois ou trois mois et demi, avant qu’éclatât la crise, en effet, le sultan Moulay-Hafid avait fait appeler notre résident à Fez, M. Gaillard, et qu’il lui avait dit : « Que veut faire de moi la France ? Elle m’a tout pris : elle occupe une partie de mon territoire, elle a toutes mes ressources ; je ne puis rien, et quoique je ne puisse rien, quoiqu’on m’ait enlevé tous les moyens d’action, c’est moi qu’on s’apprête à rendre responsable des désordres qui peuvent se produire. Je suis dans vos mains, vous m’avez désarmé ; faites de moi ce qu’il vous plaira. »
Si c’est ce que vous appelez « supplier la France d’exercer son protectorat », moi j’y vois la forme suprême de la protestation de l’homme que l’on a réduit à l’impuissance. (Vifs applaudissements à l’extrême-gauche.)
[…]
Et moi je vous dis que la condition pour que vous inauguriez une politique nouvelle, pour que vous puissiez revenir à la pratique vraie, sincère et prudente du traité d’Algésiras, c’est que nous reconnaissions d’abord les fautes que nous avons commises, depuis trois ou quatre ans, en nous détournant de cette grande politique de droit international, de la paix internationale, pour céder à des impulsions de conquête. (Applaudissements à l’extrême-gauche.)
Ah ! oui, grande faute ! Grande faute d’avoir annulé en fait le pouvoir du Sultan, grande faute, comme vous le disaient les Débats, comme vous l’a dit au Sénat M. Ribot, d’avoir laissé des instructeurs qui gardaient là-bas, dans le hasard des bagarres, la responsabilité du drapeau de la France et qui étaient exposés à ce qu’il fût commis, je ne dis pas devant eux — ils l’auraient empêché — mais à côté d’eux, sous l’ombre prolongée, sous le reflet profané du drapeau de la France, des atrocités que nous aurions désavouées et déplorées ensemble (Applaudissements à l’extrême-gauche.)
Ayons le courage d’être sages, ayons le courage d’être justes. Il y a des grands peuples qui, à certaines heures, ont mis leur honneur à avouer que, dans certaines directions, ils s’étaient trompés. Nous le pouvons encore, il n’est pas trop tard. Pour le Maroc qui a droit à n’être pas brutalisé, pour l’Europe qui a droit à la paix, pour les rapports de ces deux peuples de France et d’Espagne, qui ont droit à une amitié inaltérable, nous vous supplions de revenir à une politique plus sage et plus juste. (Vifs applaudissements répétés à l’extrême-gauche.)
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Sur le même sujet, voir aussi :
Jaurès et le Maroc : contre l’aventure marocaine (janvier 1908)
Jaurès contre la politique française au Maroc (mars 1908)
Jaurès : la politique coloniale de la France et la civilisation arabe (février 1912)