En cette année du centenaire de la mort d’Edouard Vaillant, il était juste de publier l’un des textes qu’il écrivit sur Jaurès, dont il était politiquement proche et, à en juger par ce qu’il écrit, affectivement proche. Texte paru dans l’Humanité du 10 octobre 1914, quelques mois après l’assassinat de Jaurès.
[Sur cette grande figure du socialisme français qu’est Edouard Vaillant, sur les relations Vaillant-Jaurès, on se reportera au court mais précieux essai de Gilles Candar : Edouard Vaillant, le socialisme républicain (téléchargeable ici). ]
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JAURÈS
Voilà deux mois que nous l’avons perdu et notre douleur est vive comme au premier jour. Il me faut parfois, comme incessamment aux premiers jours, me réciter la terrible dépêche de Renaudel : « Jaurès mort assassiné », pour m’assurer que ce n’est pas un cauchemar mais une horrible réalité.
Comme il nous manque ! Et dans nos incertitudes nous sentons combien nous aurions besoin de lui, combien sa présence, sa parole, ses conseils nous seraient précisions nécessaires.
La Patrie, la République autant que le socialisme sont en deuil de sa perte. Elles savent ce qu’elles lui doivent et ce qu’il aurait pu faire pour elles dans les circonstances critiques où nous vivons. L’avenir, pas plus que les nôtres, n’épuisera leurs regrets.
Mais que dire des regrets de ceux qui, ayant vécu dans son intimité, ont été, comme les siens, comme sa famille si cruellement frappés par sa mort ?
C’est qu’il est difficile d’exprimer ce que valait Jaurès. Certes, ceux qui l’ont vu, entendu à la tribune, ne peuvent que difficilement imaginer qu’il y ait jamais eu un orateur de pareille éloquence animée d’une pareille intelligence, d’une éloquence où la forme n’était que le vêtement éclatant de l’idée toujours belle et grandiose.
Mais il fallait causer avec lui librement de toutes choses pour sentir et juger l’étendue et la profondeur de son esprit, la générosité de son coeur, la délicatesse de ses sentiments, sa bonté et son intelligence, pour se rendre compte combien il était vraiment grand et bon, d’une grandeur et d’une bonté incomparables.
De quoi que ce fût qu’il s’agît que ce fût d’un livre aimé qu’on parlât, qu’avec lui on visitât un musée, sa causerie sans aucun apprêt toujours sincère et simple, était une source jaillissante des plus exquises sensations et pensées morales, esthétiques, philosophiques et sociales.
Que de richesses intellectuelles ainsi à chaque instant dépensées et à jamais disparues et qui, si elles avaient pu être recueillies, donneraient de lui une idée plus haute et plus vraie que ses plus brillants discours, car on serait ainsi plus près de l’homme tout entier, de l’homme dont toutes les parties morales et intellectuelles qui le formaient si admirablement étaient également supérieures.
Nous en jouissions sans compter comme d’un bien inépuisable. Et à ce souvenir se mêle quelque remords. Par discrétion, au moment même où nous nous sentions le plus attirés, char
més nous nous retenions de lui dire combien nous l’admirions, combien nous l’aimions, et cela aggrave encore nos regrets d’avoir ainsi et souvent manqué à ce que nous lui devions en ne lui témoignant pas comme nous le sentions, comme nous le pensions, toute notre admiration, toute notre affection.
Il nous faut subir l’irréparable, mais que du moins vive en nous toujours plus forte, plus inspiratrice de nos pensées et de nos actions, la mémoire de notre bon et grand, de notre cher Jaurès.
En servant de notre mieux et à son exemple la cause de la classe ouvrière, de la République et du socialisme, nous ferons ce qu’il attendait de nous et nous suivrons son exemple dans la mesure où nous le pouvons. Nous honorerons sa mémoire comme il eût voulu qu’elle fût honorée par tous ses disciples, par tous ses amis, par tous les socialistes dignes de ce nom.
Edouard Vaillant.
Post Scriptum – Voilà deux mois qu’un odieux assassinat nous a ravi Jaurès. Le P. S. a déclaré alors qu’il ne pouvait contrairement à ses idées rechercher une vengeance, une condamnation du meurtrier. Mais la brute meurtrière ou aliénée coupable de cet assassinat n’étant suivant toute apparence que l’instrument entraîné vers ce crime par de plus coupables et plus responsables que lui, comment se fait-il que l’instruction judiciaire [il manque ici un morceau de phrase, censurée] ne les ait pas recherchés, découverts, s’ils existent, et en tout cas fait la lumière possible ? [Il manque ici environ quatre lignes, censurées également.]