Lettre de Jaurès aux instituteurs et institutrices : intégrale et exacte !

Octobre 2020.

De nombreuses versions du texte de Jaurès, publié le 15 janvier 1888 dans le journal La Dépêche, intitulé Aux instituteurs et institutrices, circulent actuellement…

La plupart contiennent des erreurs (et pas des moindres. Un exemple : la fin de phrase « […] quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse » devient « […] la fermeté unie à la tendresse » !).

La plupart sont incomplètes. Est-ce un hasard ? : les coupes portent presque toujours sur le passage où Jaurès dit tout le mal qu’il pense des évaluations permanentes. Le voici : « Ce sont des vétilles dont vos programmes, qui manquent absolument de proportion, font l’essentiel. J’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence ! »

Et sur quelques autres où Jaurès demande aux instituteurs et institutrices d’être ce que l’Education nationale fait tout pour éviter qu’ils soient : des citoyen.ne.s libres, autonomes, épris de pensée et aptes, comme le dit Jaurès, à révéler les hautes intelligences et les trésors que recèlent les âmes des enfants, et à les amener au bout du monde.

Bref, voici le texte, intégral et exact.

Auparavant, deux derniers mots, qu’on ne lira pas si l’on est pressé, comme un certain Blanquer, d’aller à la lettre… :

Ce texte est écrit par le Jaurès de 1888, pas encore socialiste. On en complètera avec profit la lecture :

– par les textes ultérieurs consacrés par Jaurès à la question de l’éducation, encore plus précis que celui-ci, et visant mieux certaines dimensions politiques. Citons juste cet extrait, au sujet du droit de l’enfant :

« Le droit de l’enfant [est] un droit vivant, que nous avons à sauvegarder dans la société vivante et mêlée d’aujourd’hui. Il est aussi impossible, aujourd’hui, d’isoler le droit de l’enfant des traditions et conceptions diverses qui se disputent l’humanité, qu’il est impossible d’isoler l’enfant lui-même. […] Le droit réel, vivant, de l’enfant, ce n’est pas d’être tenu […] en dehors de telle ou telle croyance […], c’est d’être mis en état, par une éducation rationnelle et libre, de juger peu à peu toutes les croyances et de dominer toutes les impressions premières reçues par lui.
Ce ne sont pas seulement les impressions qui lui viennent de la famille, ce sont celles qui lui viennent du milieu social que l’enfant doit apprendre à contrôler et à dominer. Il doit apprendre à dominer même l’enseignement qu’il reçoit. Celui-ci doit être donné toujours dans un esprit de liberté ; il doit être un appel incessant à la réflexion personnelle, à la raison. Et tout en communiquant aux enfants les résultats les mieux vérifiés de la recherche humaine, il doit mettre toujours au-dessus des vérités toutes faites la liberté de l’esprit en mouvement. » (Mes raisons, 12/10/1901 – cf. Jaurès et le droit de l’enfant).

Par la synthèse de Jean-Paul Scot sur Jaurès et la laïcité scolaire.

Et l’on se souviendra donc, en lisant le jeune Jaurès de 1888, de ces autres mots de Jaurès, écrits pendant l’Affaire Dreyfus :

« Ce jour-là, nous aurons le droit de nous dresser, nous socialistes, contre tous les dirigeants qui depuis des années nous combattent au nom des principes de la Révolution française. “Qu’avez-vous fait, leur crierons-nous, de la déclaration des Droits de l’Homme et de la liberté individuelle ? Vous en avez fait mépris […]. Vous êtes les renégats de la Révolution bourgeoise. […]

Il y a deux parts dans la légalité capitaliste et bourgeoise. Il y a tout un ensemble de lois destinées à protéger l’iniquité fondamentale de notre société ; il y a des lois qui consacrent le privilège de la propriété capitaliste, l’exploitation du salarié par le possédant. Ces lois, nous voulons les rompre, et même par la Révolution, s’il le faut, abolir la légalité capitaliste pour faire surgir un ordre nouveau. »

 

Aux instituteurs et institutrices

Jean Jaurès. La Dépêche – 15 janvier 1888

« Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés n’auront pas seulement à écrire et à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d’une rue, à faire une addition et une multiplication. Ils sont  Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation. Enfin ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes multiples; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort.

Eh quoi ! Tout cela à des enfants ! Oui, tout cela, si vous ne voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler. Je sais bien quelles sont les difficultés de la tâche. Vous gardez vos écoliers peu d’années et ils ne sont point toujours assidus, surtout à la campagne. Ils oublient l’été le peu qu’ils ont appris l’hiver. Ils font souvent, au sortir de l’école, des rechutes profondes d’ignorance et de paresse d’esprit, et je plaindrais ceux d’entre vous qui ont pour l’éducation des enfants du peuple une grande ambition, si cette grande ambition ne supposait un grand courage. J’entends dire, il est vrai : A quoi bon exiger tant de l’école ? Est-ce que la vie elle-même n’est pas une grande institutrice ? Est-ce que, par exemple, au contact d’une démocratie ardente, l’enfant devenu adulte ne comprendra point de lui-même les idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine qui sont la démocratie elle-même ? Je le veux bien, quoiqu’il y
ait encore dans notre société, qu’on dit agitée, bien des épaisseurs dormantes où croupissent les esprits. Mais autre chose est de faire, tout d’abord, amitié avec la démocratie par l’intelligence ou par la passion. La vie peut mêler, dans l’âme de l’homme, à l’idée de justice tardivement éveillée une saveur amère d’orgueil blessé ou de misère subite, un ressentiment et une souffrance. Pourquoi ne pas offrir la justice à des cœurs tout neufs ? Il faut que toutes nos idées soient comme imprégnées d’enfance, c’est-à-dire de générosité pure et de sérénité.

Comment donnerez-vous à l’école primaire l’éducation si haute que j’ai indiquée ? Il y a deux moyens. Il faut d’abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue, de telle sorte qu’ils ne puissent plus oublier de la vie et que, dans n’importe quel livre, leur œil ne s’arrête à aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans hésitation, comme nous lisons vous et moi, c’est la clef de tout. Est-ce savoir lire que de déchiffrer péniblement un article de journal, comme les érudits déchiffrent un grimoire ? J’ai vu, l’autre jour, un directeur très intelligent d’une école de Belleville, qui me disait : « Ce n’est pas seulement à la campagne qu’on ne sait lire qu’à peu près, c’est-à-dire point du tout ; à Paris même, j’en ai qui quittent l’école sans que je puisse affirmer qu’ils savent lire. » Vous ne devez pas lâcher vos écoliers, vous ne devez pas, si je puis dire, les appliquer à autre chose tant qu’ils ne seront point par la lecture aisée en relation familière avec la pensée humaine.
Qu’importent vraiment à côté de cela quelques fautes d’orthographe de plus ou de moins, ou quelques erreurs de système métrique ? Ce sont des vétilles dont vos programmes, qui manquent absolument de proportion, font l’essentiel. J’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence ! Mon inspection serait bientôt faite dans une école. Je ferais lire les écoliers, et c’est là-dessus seulement que je jugerais le maître.
Sachant bien lire, l’écolier, qui est très curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis, une idée, très générale il est vrai, mais très haute de l’histoire de l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité. Le maître doit intervenir pour aider ce premier travail de l’esprit ; il n’est pas nécessaire qu’il dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons ; il suffit que tous les détails qu’il leur donnera concourent nettement à un tableau d’ensemble.
De ce que l’on sait de l’homme primitif à l’homme d’aujourd’hui, quelle prodigieuse transformation ! et comme il est aisé à l’instituteur, en quelques traits, de faire sentir à l’enfant l’oeuvre des siècles, de lui faire mesurer l’effort inouï de la pensée humaine !

Seulement, pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu’il enseigne. Il ne faut pas qu’il récite le soir ce qu’il a appris le matin ; il faut, par exemple, qu’il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres ; il faut qu’il se soit émerveillé tout bas de l’esprit humain, qui, trompé par les yeux, a pris tout d’abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l’infini de l’espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ; alors, et alors seulement, lorsque, par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout plein d’une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première occasion, la lumière et l’émotion de son esprit. Ah ! sans doute, avec la fatigue écrasante de l’école, il vous est mal aisé de
vous ressaisir; mais il suffit d’une demi-heure par jour pour maintenir la pensée à sa hauteur et pour ne pas verser dans l’ornière du métier. Vous serez plus que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l’intelligence s’éveiller autour de vous. Il ne faut pas croire que ce soit proportionner l’enseignement aux enfants que de le rapetisser.

Les enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde. Il y a un fait que les philosophes expliquent différemment suivant les systèmes, mais qui est indéniable : « Les enfants ont en eux des germes, des commencements d’idée. » Voyez avec quelle facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux deux pôles du monde ; leur âme recèle des trésors à fleur de terre : il suffit de gratter un peu pour les mettre à jour. Il ne faut donc pas craindre de leur parler avec sérieux, simplicité et grandeur. Je dis donc aux maîtres pour me résumer, lorsque d’une part vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque d’autre part, en quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années œuvre complète d’éducateurs.

Dans chaque intelligence il y aura un sommet, et ce jour-là bien des choses changeront. « 

 

La Dépêche du 15 janvier 1888

 

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Post-scriptum 1 : tandis que Jaurès écrivait que les enseignant.e.s doivent permettre à l’enfant de « juger peu à peu toutes les croyances », Jules Ferry, lui, réduisait la question de la liberté de l’enseignement à cette formule : «Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire…»

Post-scriptum 2 : Jaurès est régulièrement utilisé, comme actuellement, par des personnes qui ne partagent absolument pas ses convictions, voire qui en possèdent des radicalement opposées, que ce soit sur la laïcité ou sur le capitalisme. Sur le sujet, voir notamment l’article : L’art de tuer Jaurès.

 

 

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