Nous ne voulons pas que la République soit pour le prolétariat une duperie (Jaurès, 1905)

7 octobre 1905 – Dans « Par l’abonnement », son éditorial de L’Humanité, consacré notamment aux difficultés de faire vivre un journal indépendant (les journaux qui ne connaissaient pas de difficultés étaient largement financés par la publicité et par ce qu’on appellerait aujourd’hui des lobbies), Jaurès re-précise très synthétiquement ce qu’il entend par « républicain socialiste »…

C’est une entreprise toujours difficile de faire vivre un journal, surtout un journal de parti. Il a à lutter contre la formidable concurrence des grands journaux d’information servis par les capitaux puissants, par un outillage d’appareils et d’hommes qui leur permet de saisir tout vif, chaque jour, le mouvement du monde entier. Si c’est un journal socialiste, et résolu à garder en toute question une absolue indépendance, bien des concours lui sont interdits ; bien des ressources lui font défaut. À moins donc d’être soulevé d’emblée par un grand événement sensationnel ou d’être rédigé par un de ces polémistes géniaux qui savent éveiller tous les jours l’imagination et la curiosité de la foule, il ne peut compter d’abord que sur la minorité militante du parti dont il propage les idées et dont il défend les grands intérêts. La classe ouvrière française, malgré sa puissance croissante d’organisation, n’a pu faire vivre encore à Paris un organe quotidien. Nous n’avons pas eu jusqu’ici ces grands succès de vente qui mettent d’emblée un journal au-dessus de tous les embarras.

Nous réussissons cependant, avec le concours dévoué de quelques amis et au prix d’un grand effort de travail personnel, à soutenir le poids d’un quotidien politique ; et j’espère que nous sortirons bientôt de l’ère des difficultés. Mais pourquoi nos lecteurs ne nous y aideraient-ils pas ? Ils le peuvent sans aucun sacrifice de leur part, rien qu’en s’abonnant au lieu d’acheter au numéro. Pour les journaux qui n’ont pas atteint ce degré de puissance où la vente directe est possible, les intermédiaires absorbent naturellement, nécessairement le bénéfice et souvent au-delà. […]

Depuis près de deux années nous avons pris part à toutes les luttes d’idées, à toutes les grandes batailles qui ont mis aux prises les partis, les castes, les classes. Dès les premiers jours, par la publication de la lettre pontificale, nous avons accéléré le mouvement vers la séparation des Églises et de l’État ; et nous n’avons cessé un instant de coopérer à cette grande oeuvre. Contre le cléricalisme et l’hypocrite vertu nationaliste maintenant effondrée, nous avons lutté sans trêve. Sans défaillance aussi nous avons signalé les périls et les intrigues qui menaçaient la paix de l’Europe, les efforts du tsarisme aux abois pour nous envelopper dans une guerre insensée et pour nous brouiller avec le Japon, les machinations puériles et dangereuses de M. Delcassé cherchant dans des combinaisons d’alliances non un moyen d’affermir la paix et l’équilibre international, mais un instrument contre l’Allemagne.

Oserai-je dire que si nos avertissements répétés, presque quotidiens, avaient été entendu plus tôt, la crise redoutable et obscure dont nous sortons à peine aurait été épargnée à notre pays et au monde ? Et maintenant plus que jamais il apparaît aux esprits sincères que dans le socialisme est la garantie, qu’en lui seul est le salut. Seul il peut concilier l’autonomie des nations et la justice internationale. Seul il peut, à l’intérieur de chaque nation, concilier la liberté vraie des individus et le droit de la collectivité, en faisant de la propriété sociale la base sur laquelle toutes les énergies individuelles pourront s’appuyer et se développer.

Tant pis pour les sophistes qui essaient de dénoncer cette nécessaire affirmation socialiste comme une violation du devoir républicain ! Républicains nous sommes, passionnément, profondément ; et ceux qui affectent de nous croire capables de faire par action ou par omission le jeu des réactionnaires, nationalistes, cléricaux, progressistes, ceux-là ne peuvent pas prendre au sérieux la calomnie lancée contre nous. Mais nous ne voulons pas que la République soit pour le prolétariat une duperie. Nous ne voulons pas qu’elle soit un mensonge. Nous ne voulons pas qu’elle puisse prolonger sur une classe ouvrière résignée l’exploitation sociale des régimes passés. C’est plus que le droit, c’est le devoir des travailleurs, ouvriers et paysans, d’opposer leur revendication totale, leur volonté communiste et internationaliste, aux systèmes d’incertitude et d’équivoque qui affaiblissent ou égarent l’élan du prolétariat. Oui, des réformes, mais nettement orientées vers la propriété sociale. Oui, la République, mais tous les jours le plus largement pénétrée de l’esprit prolétarien, tous les jours plus animée du souffle socialiste. Voilà l’oeuvre que nous voulons poursuivre ici avec tous les militants, avec ce grand parti socialiste unifié que l’on raille parfois mais que l’on redoute, auquel se rallieront bientôt les quelques groupes qui hésitent encore et qui déploiera sur le terrain de la République la vaste bataille de la classe ouvrière organisée pour la conquête du pouvoir et de la propriété !

Ce sera une grande joie pour nous quand nous pourrons transmettre à ce parti un journal définitivement vainqueur de toutes les difficultés et assuré d’un développement normal. Est-ce trop demander à nos lecteurs de nous aider dans cette oeuvre en faisant simplement l’effort de s’abonner au journal au lieu de l’acheter au numéro ? C’est sans doute une violence aux habitudes françaises ; mais pourquoi cette routine continuerait-elle à peser sur nous ? Ce seul changement d’habitude suffirait à transformer, pour toute la presse socialiste, une situation prospère et forte. Quand cette idée sera bien entrée dans l’esprit des militants, quand ils comprendront quel intérêt immense il y a pour un journal à ce que les acheteurs au numéro deviennent des abonnés, ils s’imposeront joyeusement cette sorte de discipline qui ne leur coûtera pas un centime de plus, mais qui fera bénéficier le journal de toute la recette qui va maintenant aux intermédiaires. Là est pour la presse socialiste, dont les conditions d’existence sont souvent très difficiles, le salut et même la prospérité.

Huma_07101905

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