Le Traité de Fès, signé le 30 mars 1912, place le Maroc sous la dépendance et la « protection » de la France et de l’Espagne. La colère du peuple marocain sera écrasée par l’armée française et par le maréchal Lyautey.
Jaurès avait refusé de ratifier le traité de protectorat, et avait demandé à la Chambre : « Et d’abord, […] de quel droit prenons-nous le Maroc ? Où sont nos titres ? On prétend que c’est pour rétablir l’ordre […] N’ajoutez pas, Messieurs, que c’est pour promouvoir la civilisation […] Il y a une civilisation marocaine capable de révolution et de progrès, civilisation antique et moderne […] C’est pour cela qu’au nom du droit bafoué, moqué mais qui est la grande réalité de demain, nous protestons contre le principe même de ce traité de protectorat… »
22 avril 1912. La « pacification » du Maroc suit son cours sanglant, notamment à Fès. Jaurès, avec un ironie noire, consacre son éditorial à ce dont témoignent les derniers événements.
L’ordre sanglant. L’Humanité, 22 avril 1912 :
« Il paraît que « le calme est rétabli à Fez ». S’il suffit à la France républicaine du vingtième siècle d’avoir la certitude qu’elle écrasera par la force les révoltes marocaines, quel triomphe en effet !
Mais quel enchaînement de barbaries ? L’invasion, la brutalité de la conquête provoquent une émeute. D’infortunés officiers et sous-officiers français sont égorgés. Un jeune télégraphiste périt. La répression commence. La capitale marocaine est bombardée ; les cadavres français sont recouverts d’un monceau de huit cents cadavres marocains : premier trophée du protectorat. Un millier d’indigènes sont capturés et ils vont passer en jugement.
Oui, en jugement. Ils ne seront pas traités comme des combattants, comme des prisonniers de guerre. Ils sont des rebelles. Ils ont répondu à l’invasion par l’émeute, au mensonge par la ruse, au meurtre par le meurtre, aux obus qui décimèrent les douars, couchant sur le sol les enfants et les femmes, par l’assassinat sauvage. Quand ils ont su que leur peuple était livré, quand le glorieux protectorat s’est risqué à sortir de l’ombre où on le cachait, ils se sont soulevés. Et c’est nous maintenant qui dans la majesté de notre justice sereine allons leur demander des comptes. C’est nous qui allons leur dire : De quel droit vous êtes-vous révoltés contre l’étranger votre maître ? Avez-vous autant de soldats que lui ? Avez-vous autant de canons que lui ? Et vous imaginez-vous par hasard qu’on vous permettra de croire que votre indépendance ancienne était pour vous quelque chose comme une patrie ? Voilà ce que nous leur dirons, et par une bonne sentence bien régulière, par un jugement bien en forme, nous allons les fusiller.
C’est délicieux. Cela suffira-t-il à convaincre les esprits et à apaiser les coeur ? Toute l’insurrection marocaine sera-t-elle écrasée en germe ? Je ne sais ; et même si la peur refoulait d’abord la haine au fond des âmes, la haine attendrait sans doute son heure. Ce qui est sûr, c’est qu’un régime atroce va se développer. C’est que le sultan couvert de haut en bas du sang de son peuple, bien loin d’être pour nous un instrument de règne, sera une difficulté de plus, un objet méprisable et odieux. C’est que, dans le soupçon universel, dans les perpétuelles alertes, le prétendu protectorat va se muer en la conquête la plus dure, en la plus implacable répression.
Ce qui est sûr aussi, c’est que le retentissement tragique de ces massacres, à l’heure même où cent millions de musulmans s’indignent et s’exaspèrent, va donner à la France, dans le vaste monde de l’Islam, un autre renom que celui que nous, mauvais Français, nous avions rêvé pour elle. La politique de rapine et de conquête produit ses effets. De l’invasion à la révolte, de l’émeute à la répression, du mensonge, à la traîtrise, c’est un cercle de civilisation qui s’élargit. Nous n’avons rien décidément à envier à l’Italie, et elle saura ce que valent nos pudeurs.
Mais si les violences du Maroc et de Tripolitaine achèvent d’exaspérer, en Turquie et dans le monde, la fibre blessée des musulmans, si l’Islam un jour répond par un fanatisme farouche et une vaste révolte à l’universelle agression, qui pourra s’étonner ? Qui aura le droit de s’indigner ? Mais si les contrecoups redoublés de ces entreprises injustes ébranlent la paix de l’Europe, de quel cœur les peuples soutiendront-ils une guerre qui aura son origine dans le crime le plus révoltant ?
Il est vrai qu’en cas de crise européenne nous n’aurons rien à craindre. Nous serons si aimés en Afrique, de Tunis à Fez, que nous pourrons sans périr rappeler les troupes qui sont là-bas et nous n’aurons qu’à faire un signe pour que les Marocains, reconnaissants et enthousiastes, accourent en foule sous nos drapeaux. »
–