A la Chambre des députés, le 24 janvier 1908, Jaurès demande, une fois de plus, que la France mette fin à « l’aventure marocaine », incompatible en ses buts (impérialistes) comme en ses moyens (sanglants) avec une politique de paix et de civilisation. Et prévient : si cette politique continue, elle sèmera pour longtemps les graines de la haine et du fanatisme…
M. JAURES : Je viens demander au Gouvernement et à la Chambre de dégager la France, décidément, par un acte courageux et clair, de la redoutable aventure où elle s’enfonce tous les jours plus pesamment.
Voilà bien longtemps que, mes amis et moi, nous nous obstinons à dire, à écrire, à répéter que votre intervention au Maroc, sous la forme où elle se produit, ne pouvait avoir d’autre effet que d’exciter, que de grouper contre la France, et contre la France seule, toutes les haines marocaines, d’ameuter contre vous, contre vous seuls, la passion du fanatisme religieux et de l’indépendance nationale et d’achever de perdre un sultan déjà ébranlé et dont vous faites tous les jours aux yeux des Marocains l’instrument détesté de l’étranger, de l’envahisseur, des usuriers lointains. (Très bien ! très bien ! à l’extrême-gauche.)
Voilà ce que nous disions et les choses se sont accomplies.
[…]
Voilà le danger que je voulais signaler au Parlement. Voilà le danger que le gouvernement n’a pas le droit d’ignorer plus longtemps.
Ah ! messieurs, prenons-y garde et n’allons pas dans cette aventure !
Ne renonçons pas au seul rôle qui puisse aujourd’hui convenir à la France ! Depuis qu’après avoir connu les ivresses et les éblouissements de la force, elle a connu les déceptions et les meurtrissures, son idéal est d’être dans le monde la grande ouvrière de la paix et du droit. Son devoir, son rôle, c’est de veiller à écarter, à prévenir tous les conflits qui peuvent menacer la paix du monde. Et si un jour les rivalités économiques exaspérées risquaient de mettre aux prises Angleterre et Allemagne, votre devoir est de porter devant l’Europe une parole de paix, de prévenir et d’écarter l’orage. (Très bien ! très bien ! à l’extrême-gauche.)
Comment le pourrez-vous si vous êtes engagés dans cette ténébreuse intrigue du Maroc, où tous les intérêts se heurtent, où toutes les convoitises se froissent ? Comment aurez-vous l’esprit libre et les mains libres si vous êtes engagés à fond et si vous n’avez pas pour vous l’évidence du droit ?
J’ajouterai : quelle figure, si vous êtes maintenant pour les Marocains le peuple de l’Europe qui exerce le plus violemment la force des armes, quelle figure ferez-vous devant ce monde de l’Islam qui commence à s’éveiller et où il y avait un si grand intérêt pour la France de conquérir et d’élargir des sympathies ?
Vous savez bien que ce monde musulman, meurtri, tyrannisé tantôt par le despotisme de ses maîtres, tantôt par la force de l’Européen envahisseur, se recueille et prend conscience de son unité et de sa dignité. Deux mouvements, deux tendances inverses le disputent : il y a les fanatiques qui veulent en finir par la haine, le fer et le feu, avec la civilisation européenne et chrétienne, et il y a les hommes modernes, les hommes nouveaux, comme était Mohammed Abdou en Égypte en 1882, comme est aujourd’hui Moustafa Kamel, comme est l’élite des musulmans de l’Inde unis aux hindous, comme le sont ces musulmans de la Turquie qui viennent de tendre fraternellement la main aux Arméniens égorgés. Il y a toute une élite qui dit « L’Islam ne se sauvera qu’en se renouvelant, qu’en interprétant son vieux livre religieux selon un esprit nouveau de liberté, de fraternité, de paix. » (Applaudissements à l’extrême gauche.)
Et cette élite, elle n’aspire pas à briser le cadre de la civilisation et de l’administration européennes ; elle reconnaît, par exemple, les admirables services que l’Angleterre a pu rendre à des castes opprimées, mais elle dit en même temps qu’il faut élever le peuple musulman au point où il pourra participer avec dignité à la civilisation européenne.
Et c’est à l’heure où ce mouvement se dessine que vous fournissez aux fanatiques de l’islam le prétexte, l’occasion de dire : « Comment se réconcilier avec cette Europe brutale ? Voilà la France, la France de justice et de liberté, qui n’a contre le Maroc d’autre geste que les obus, les canons, les fusils ! » Vous faites, messieurs, contre la France, une politique détestable. (Applaudissements à l’extrême gauche.)
Eh bien ! c’est pour être fidèle à sa plus haute mission, c’est pour aborder cette grande politique de paix et de civilisation humaine que la France doit se dégager de la triste et dangereuse aventure marocaine. C’est aussi – je l’ai dit – pour pouvoir aborder avec sérénité, avec liberté d’esprit la grande oeuvre de réforme intérieure qui la sollicite.
Ah ! messieurs, je sais bien qu’il est malaisé à un peuple comme à un individu, quand il est engagé dans une série de fautes, de rompre par un acte courageux cet enchaînement funeste. Mais je dis que là est pour les peuples, comme pour les individus, le secret de la grandeur. Je sais que là la sagesse se confond avec la noblesse.
Echo, dans un article de L’Humanité du 27 août 1908, où Jaurès écrit :
Quand des diplomates ont été pris au piège de leurs propres intrigues, leur vanité meurtrie devient féroce. Et nous allons voir M. Pichon, à l’heure où partout le monde musulman tressaille et s’émeut d’un souffle de liberté et de progrès, tenter de ramener sournoisement sous le joug le Maroc qui vient de s’échapper.
Ce serait pourtant une belle et noble chose d’assister avec bienveillance et d’aider avec sympathie à l’effort que fait le peuple marocain pour se constituer, pour se donner une organisation autonome. Ce serait une belle et noble chose de donner au monde musulman tout entier l’impression que la France est restée un pays de générosité et de droiture.
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Sur le même sujet, voir aussi :
Jaurès contre la politique française au Maroc (mars 1908)
Jaurès et le Maroc : contre l’expédition marocaine (1911)
Jaurès : la politique coloniale de la France et la civilisation arabe (février 1912)