Jaurès : les socialistes et les attentats anarchistes – Piège grossier (1893)

Après l’attentat du 9 décembre 1893 (où Auguste Vaillant lance une bombe en pleine Chambre des députés), une partie de la presse mène une campagne accusant implicitement les socialistes de provoquer ce type d’actions. Jaurès, dans un article paru le 25 décembre, dans La Dépêche, évoque cette campagne sous le titre : Piège grossier.

Piège grossier – La Dépêche – 25/12/1893 [attentats anarchistes]

Nous savions déjà que l’on voulait exploiter l’attentat anarchiste pour supprimer toute critique de l’ordre social actuel et pour assurer aux privilégiés la paisible jouissance de leurs privilèges.

Aussi les mesures préfectorales et policières préparées par M. Raynal ne nous apprennent rien de nouveau. Ce que nous pouvons dire, dès maintenant, c’est qu’elles seront vaines.

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L’un des attentats anarchistes de ces années-là : le 5 décembre 1893, à la Chambre des députés

La propagande socialiste n’est point faite de violences et de provocations : elle est faite d’idées, de statistiques précises, de passions généreuses. La hardiesse des conceptions nous suffit ; nous savons y joindre la modération de la parole. Les choses mêmes parlent pour nous : elles crient pour nous. Nous n’avons pas besoin de gros mots pour constater la corruption croissante inoculée à notre pays par le régime de l’argent.

Ce ne sont même pas des socialistes qui ont dénoncé les premiers les scandales du Panama ; c’est le monde opportuniste et financier lui-même qui, disloqué par des querelles intestines, a laissé échapper son triste secret. Nous n’avons pas besoin de gros mots ou d’excitations individuelles pour signaler la puissance grandissante du haut capital, la concentration croissante de l’industrie et du commerce ; tous les artisans expropriés, tous les commerçants, moyens et petits, acculés à la faillite, nous servent de témoins, et nous pouvons adoucir le cri de leur souffrance, en le répétant : il restera assez perçant et assez fort.

Nous n’avons pas besoin de forcer la voix pour dénoncer les méfaits de la haute banque et de la haute finance ; le krach de 1882, celui du Panama, celui du Comptoir d’escompte laissent derrière eux une longue traînée de ruines, de désespoirs et dc suicides, comme une longue lueur douloureuse et blême dans la nuit.

Nous n’avons pas besoin de paroles au vitriol ou de couplets insensés à la dynamite pour avertir la société française que le crime va en elle grandissant ; la prostitution se développe ; la criminalité augmente. Tous les ans, les cours d’assises condamnent six mille personnes ; les tribunaux correctionnels condamnent 230000 personnes, dont 125000 à la prison. Tous les ans aussi, le désespoir monte ; il se chiffre, aujourd’hui, par plus de six mille suicides par année. Attentats

Oh ! non, il n’est pas besoin de déclamations violentes pour dire à cette société : Pourquoi ? Pourquoi ? D’où vient le désespoir ? D’où vient le crime et que fais-tu pour guérir toutes ces plaies ? Et les paysans, il n’est pas besoin de hausser le ton pour être entendu d’eux en leur parlant de leurs souffrances : ils nous précèdent, ils parlent avant nous, ils nous entendent à demi-mot. Ah! nous pouvons avoir un langage délicat et discret ; nous pouvons n’effleurer que du bout des doigts le triste clavier des souffrances sociales : il résonne, pour ainsi dire, tout seul.

Aussi, ce que nous faisons surtout, et nous sommes les seuls à le faire, nous socialistes, c’est d’indiquer, de proposer des remèdes. Nous n’attaquons pas les hommes ; nous attaquons les institutions, et nous indiquons les réformes graduées qui prépareront une société meilleure. Nous invitons les travailleurs à se grouper et les groupements, qu’on le sache bien, sont pour les travailleurs en même temps qu’une force un calmant, car ils les arrachent aux tentations de la souffrance solitaire, orgueilleuse et inexprimée.

Les plus forcenés adversaires du socialisme n’ont pas osé lui imputer la responsabilité directe de l’attentat commis l’autre jour ; mais ils insinuent qu’en dénonçant les vices de la société actuelle nous ameutons contre elle toutes les colères. Oh les insensés, qui ne voient pas que la souffrance pour poindre le coeur de l’homme et égarer son cerveau n’a pas besoin d’être traduite par nous ; nous, nous ne lui apportons qu’une chose nouvelle, l’espérance qui fortifie l’action, mais qui apaise la haine. Les traquenards policiers et gouvernementaux tendus sur chacune de nos paroles, sur toutes les improvisations et sur toutes les inexpériences, n’empêcheront pas les socialistes de continuer leur propagande nécessaire.

Petit Journal - le veau d'or. Panama et corruption

Et que voudrait-on ? Que nous fassions le silence sur toutes les misères et sur toutes les hontes de l’ordre capitaliste ? C’est donc la guerre à la vérité, la guerre à l’idée que l’on veut recommencer une fois de plus. Mais si, nous, nous nous taisions, les choses mêmes ne se tairaient point : les plaies de l’ordre social sont autant de bouches ouvertes et elles crient sans que nous leur fassions écho. En nous supprimant, nous socialistes, on ne supprimera ni les misères, ni les révoltés, ni les criminelles folies. On supprimera seulement la force consciente qui règle l’action du prolétariat. Le socialisme écarté, il ne restera en présence que le capitalisme d’un côté, l’anarchisme de l’autre. Est-ce là ce qu’on veut ?

Joseph de Maistre disait du régime russe : « C’est la monarchie absolue tempérée par l’assassinat. » Si on écrasait le socialisme on pourrait dire de notre société qu’elle est la monarchie absolue de l’argent tempérée par les attentats. Est-ce là ce qu’on veut, et le gouvernement opportuniste caresse-t-il ce rêve monstrueux ?

Jean Jaurès.

Sur ce sujet, voir aussi :

Jaurès contre les lois scélérates (anarchisme et corruption – 1894)

Les lois scélérates de 1893-1894 – Comment elles ont été faites (Blum)

Les lois scélérates de 1893-1894 – Notre loi des suspects (Pressensé)

Les lois scélérates de 1893-1894 – L’application des lois d’exception (Pouget)

[Jaurès : les socialistes et les attentats anarchistes]. 

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