Péguy, Jaurès et l’Allemagne – début d’un article d’E. Husson.
» Les citations concernant Jaurès, dans la charrette, emmené vers l’exécution pour haute trahison, sont trop connues pour avoir besoin d’être répétées.[NDLR : comme elles ne sont pas si connues que cela, rappelons-les :
Péguy écrit, en 1913 : « Je suis un bon républicain. Je suis un vieux révolutionnaire. En temps de guerre il n’y a plus qu’une politique, et c’est la politique de la Convention nationale. Mais il ne faut pas se dissimuler que la politique de la Convention nationale c’est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix »
La même année, autre variation : « Dès la déclaration de guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous un traître pour nous poignarder dans le dos »]
Ce à quoi l’on fait d’habitude moins attention, c’est que Jaurès est comparé à Louis XVI : les tambours qui doivent couvrir la voie de Jaurès sont ceux qui ont historiquement couvert celle de Louis XVI sur l’échafaud. Péguy fait rejouer le manichéisme de l’histoire révolutionnaire – il faut dire qu’à l’époque les historiens n’avaient pas encore découvert que Louis XVI n’avait eu aucun rapport avec la publication du manifeste de Brunswick. L’image du « gros Jaurès » rapproché du « gros Louis XVI » en a d’autant plus de signification. Péguy se réclame de la tradition du Comité de Salut Public qui fit mettre à mort un souverain accusé à tort d’avoir appelé les princes du Saint Empire et l’Autriche à son secours.Péguy qui déclare « je suis un vieux révolutionnaire » enchaîne à partir de là les paradoxes. Au-delà de la trahison, l’erreur de Louis XVI, c’est d’avoir été un « moderne », d’avoir voulu renforcer l’Etat que lui avaient légué ses prédécesseurs. Et Jaurès aussi se voit reprocher ailleurs d’être du parti de la modernité, d’avoir accompagné l’intrusion de l’Etat dans les consciences que représente la politique de Combes. L’ Allemagne aussi est classée par Péguy du côté du monde moderne, elle permet d’en souligner la barbarie. Je vais revenir tout à l’heure sur l’enchaînement de paradoxes qui permettent à Péguy d’envisager la guerre contre l’ Allemagne en se proclamant à la fois révolutionnaire et antimoderne. Nous verrons que Péguy se trouve, de la sorte, beaucoup plus proche de la culture allemande de son époque qu’il ne le croit lui-même – et sans doute plus proche que Jaurès n’en a jamais été. Mais il faut auparavant éclaircir un ou deux autres points.Il me faut retracer d’abord l’image que les deux hommes ont de l’ Allemagne. Il me faudra ensuite retracer rapidement le rôle joué par l’ Allemagne dans l’animosité grandissante de Péguy envers Jaurès. C’est alors que nous pourrons revenir au paradoxe souligné au départ pour nous poser la question :que nous apprend de Péguy sa double animosité, toujours plus confondue, envers Jaurès et envers l’ Allemagne ? […] »