En 1901, dans la préface (intitulée « Question de méthode ») au recueil d’articles intitulé Etudes socialistes et publié par Péguy dans un des Cahiers de la quinzaine, Jaurès revient sur les liens entre république et socialisme…
D’abord en comparant, à partir d’une lettre d’Engels, les situations allemandes et françaises – voir cette page.
Ensuite en rappelant ce travail de préparation révolutionnaire mené depuis plusieurs années qui permet de ne pas opposer réformisme et révolution :
[…] Même dans cette période d’espérance toute prochaine et enflammée, je n’ai jamais négligé l’œuvre de réforme, et toujours je m’efforçais de donner à nos projets de réforme une orientation socialiste. Je n’y voyais pas seulement des palliatifs aux misères présentes, mais un commencement d’organisation socialiste, des germes de communisme semés en terre capitaliste.
Lorsque je repris les cahiers des paysans révolutionnaires de 1789 et demandai que l’état préludât, par le monopole d’importation des blés, à l’institution d’un service public d’approvisionnement que les syndicats ouvriers et paysans eussent géré avec la nation elle-même ; lorsque je demandai, dans le grand et long débat sur le sucre, la socialisation des raffineries et des fabriques de sucre, qui eussent été administrées, sous le contrôle de la nation, par la classe ouvrière organisée, contractant, pour l’achat de la betterave, avec des syndicats de producteurs paysans et avec des ouvriers agricoles assurés d’un minimum de salaire ; lorsque je demandai l’expropriation des mines, dont la direction eût été confiée à un conseil du travail comprenant des représentants de l’état, des représentants de toute la classe ouvrière et des ouvriers mineurs, je ne me préoccupais pas seulement de limiter la puissance capitaliste, et d’élever la condition des prolétaires ; je me préoccupais surtout d’introduire jusque dans la société d’aujourd’hui des formes nouvelles de propriété, à la fois nationales et syndicales, communistes et prolétariennes, qui fissent peu à peu éclater les cadres du capitalisme.
C’est dans cet esprit que lorsque la verrerie ouvrière fut fondée, je pris délibérément parti contre les amis de Guesde, qui, dans les réunions préparatoires tenues à Paris, voulaient la réduire à n’être qu’une verrerie aux verriers, simple contrefaçon ouvrière de l’usine capitaliste. Je soutins de toutes mes forces ceux qui voulurent en faire et qui en ont fait la propriété commune de toutes les organisations ouvrières, créant ainsi le type de propriété qui se rapproche le plus, dans la société d’aujourd’hui, du communisme prolétarien. J’étais donc toujours dirigé par ce que Marx a nommé magnifiquement l’évolution révolutionnaire.
Elle consiste, selon moi, à introduire dans la société d’aujourd’hui des formes de propriété qui la démentent et qui la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle, et par leur force organique hâtent la dissolution du monde ancien. Les réformes ne sont pas seulement, à mes yeux, des adoucissants : elles sont, elles doivent être des préparations.
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L’heure est venue en effet où le problème même de la propriété peut et doit être porté devant le Parlement, non plus par de simples déclarations théoriques, mais par de vastes projets précis et pratiques, où la socialisation nécessaire et rapide d’une grande partie de la propriété capitaliste, industrielle et foncière, prendra une forme juridique et économique définie. L’heure est venue de mettre les partis politiques bourgeois non plus en face de formules générales, mais en face d’un programme d’action profond et vaste qui pose vraiment la question de la propriété, et qui représente scientifiquement toute l’étendue de la pensée socialiste.
C’est ma juste fierté de m’être, pour ma part de militant, préparé sans trêve à cette grande tâche, aujourd’hui comme hier. J’ai travaillé sous les outrages comme sous les acclamations. Et j’ai l’assurance que le fruit de ce labeur ne sera point perdu pour le prolétariat.
Jean Jaurès, 13 octobre 1901.
Note :
Nous avons reçu plusieurs commentaires, certains plus ou moins aimables, expliquant à quel point Jaurès ne comprenait rien à Marx et à Engels.
L’un d’eux cite Engels affirmant : « […] ce M. Jaurès, ce professeur doctrinaire, mais ignorant, surtout en économie politique, talent essentiellement superficiel, abuse de sa faconde pour se forcer dans la première place et poser comme le porte-voix du socialisme qu’il ne comprend même pas. » (Engels, Lettre à Lafargue, 6 mars 1894)
Il est historiquement intéressant de voir comment Engels percevait Jaurès (et assez rigolo de voir Engels user de l’accusation de « doctrinaire »). Pour autant, comme nous ne souhaitons pas que les pages de ce site deviennent, comme c’est le cas sur d’autres sites, d’interminables suites de commentaires reprenant un à un tous les textes destinés à prouver que Jaurès était un affreux bourgeois réactionnaire, nous avons fait le choix de ne pas les publier.
La lectrice, le lecteur, choqué-e par une si abominable censure, pourra se reporter pour assouvir sa curiosité sur ces sujets à quelques sites et pages.
Par exemple :
http://www.matierevolution.org/spip.php?article2893
http://www.icl-fi.org/francais/lebol/189/engels.html
http://defensedumarxisme.wordpress.com/2014/08/05/engels-censure/
D’autres sites proposent d’autres manières de penser Jaurès et son héritage, y compris dans une perspective communiste. Voir par exemple le très intéressant :
http://www.initiative-communiste.fr/articles/prcf/jaures-nest-pas-notre-georges-gastaud/
Face à la vision d’Engels, une autre vision de Jaurès, critique mais allant au-delà de l’insulte : celle de Trotsky.
Quant à nous, nous rappelons que ce site porte sur Jaurès et sa libre et autonome interprétation des textes. Et qu’en ce qui nous concerne nous nous réjouissons que Jaurès soit marxiste à sa manière et non à celle de Marx, comme nous souhaitons à tout marxiste d’être marxiste à sa manière, autonome, libre, fruit de sa réflexion, et non à la manière de Marx.
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