République et socialisme – Jaurès et Engels (1901)

En 1901, dans la préface au recueil d’articles intitulé Etudes socialistes et publié par Péguy dans un des Cahiers de la quinzaine,  Jaurès revient sur les liens entre république et socialisme…
D’abord en comparant, à partir d’une lettre d’Engels, les situations allemandes et françaises. C’est le texte ci-dessous.
Ensuite en rappelant ce travail de préparation révolutionnaire mené depuis plusieurs années…, objet de cet autre article.

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Il y a onze ans, au moment où la démocratie socialiste allemande élaborait son programme, le projet de programme qui devait être bientôt adopté à Erfurt fut soumis à Engels, l’ami survivant de Marx. Engels fit de graves objections à la partie politique de ce programme. Il la trouvait timide, inconsistante et inefficace. On parle, disait-il, de suffrage universel direct, de referendum et d’initiative populaire. Mais à quoi cela peut-il servir tant que la constitution même de l’Allemagne est absolutiste, et tant que l’Allemagne, morcelée en petits états où domine la volonté des princes, n’offre pas à la volonté de la nation un champ libre et uni ? Comment peut-on, avec une pareille constitution politique, espérer un passage régulier et tranquille du capitalisme au socialisme ?

 

F. Engels

F. Engels

Ici je cite textuellement, d’après la lettre de Engels […] : « On parle comme si l’Allemagne n’avait point à s’évader des chaînes d’un ordre politique absolutiste et chaotique. Il est permis de se représenter que la vieille société pourra se transformer pacifiquement en la nouvelle dans les pays où la représentation du peuple concentre en soi tous les pouvoirs, où l’on peut faire constitutionnellement ce que l’on veut dès qu’on a la majorité du peuple derrière soi, dans les Républiques démocratiques comme la France et l’Amérique, dans les monarchies comme l’Angleterre où la dynastie est impuissante contre le peuple. Mais en Allemagne, où le gouvernement est presque tout-puissant et où le Reichstag et les autres corps représentatifs sont destitués de pouvoir réel, tenir un pareil langage c’est se lier à l’absolutisme tout nu.

Si une chose est certaine, c’est que notre parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver au pouvoir que sous la forme de la République démocratique. Celle-ci est la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a montré déjà la grande Révolution française. On ne peut pas se représenter que nos meilleurs militants deviennent ministres sous un empereur, comme Miquel. »

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De ces remarquables paroles de Engels, je ne veux retenir aujourd’hui que deux points. Le premier, c’est que, pour l’illustre ami de Marx, la République démocratique n’est pas, comme le disent si souvent chez nous de prétendus doctrinaires du marxisme, une forme purement bourgeoise, qui importe aussi peu au prolétariat que toute autre forme gouvernementale. Mais la République est, selon Engels, la forme politique du socialisme : elle l’annonce, elle le prépare, elle le contient même déjà en quelque mesure, puisque seule elle y peut conduire par une évolution légale, sans rupture de continuité.

C’est donc nous qui étions fidèles à la véritable pensée marxiste, lorsque dans la crise des libertés françaises nous avons défendu la République contre tous ses ennemis. Et ceux qui, sous prétexte de révolution et de pureté doctrinale, se réfugiaient tristement dans l’abstention politicienne, ceux-là désertaient la pensée socialiste. Ils désertaient aussi la tradition révolutionnaire du prolétariat français. Engels parle de la République de 1793, de cette Révolution que quelques socialistes français déclarent exclusivement bourgeoise, et qui à un moment fut, selon Engels, l’instrument approprié de la dictature prolétarienne. […]

*
Mais les paroles de Engels nous révèlent encore à quel point les socialistes allemands se préoccupaient des moyens de réaliser le communisme. Engels regrette passionnément qu’il n’y ait pas une République allemande. Et il laisse entrevoir qu’autant il lui répugnerait de voir des socialistes ministres sous un empereur, autant il lui paraîtrait naturel qu’ils prissent part à la direction gouvernementale d’une république démocratique évoluant vers le socialisme. Liebknecht, comme on le verra par les fragments cités, allait plus loin, puisqu’il prévoyait la participation des socialistes au gouvernement, même sous la constitution impériale ; mais quoi qu’il en soit de la question ministérielle, tout à fait secondaire, le problème qui les obsédait tous était celui-ci : comment passer de la société bourgeoise à la société communiste ? Par quels chemins ? Par quelle évolution ? C’est là, j’ose le dire, le problème qui est toujours présent à notre pensée. C’est à la solution théorique et pratique de ce problème que nous avons donné, sans réserve et sans retour, tout notre effort d’esprit, tout notre effort d’action.

[ Lire la suite dans cet autre article… ]

Jean Jaurès,
octobre 1901.

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2 réponses à République et socialisme – Jaurès et Engels (1901)

  1. Si cette citation d’Engels a été traduite par les soins de Jaurès et cette traduction se perpétue de nos jours, il n’en demeure pas moins que cette traduction est au moins fautive. Engels emploie le terme für et sans être grand germaniste, il faut donc traduire « pour » et non « de ». On retrouve ainsi la proposition constante de Marx et Engels quant à la république démocratique à savoir qu’il s’agit du nécessaire champ de bataille pour que la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie puisse parvenir à son terme avec la conquête du pouvoir politique par le prolétariat.
    « Ce qu’il [le prolétariat] conquit [en imposant la République], c’était le terrain en vue de la lutte pour sa propre émancipation révolutionnaire, mais nullement cette émancipation même » (Marx, 1850, Les luttes de classes en France, Pléiade, Politique, p.244)
    « Même la démocratie vulgaire, qui voit dans la République démocratique le millenium et qui ne soupçonne guère que c’est précisément sous cette forme ultime de l’Etat de la société bourgeoise que devra se livrer la bataille entre les classes (…). » (Marx, 1875, Critique du programme de Gotha, Pléiade, T.1, p.1430).
    « Une chose absolument certaine, c’est que notre Parti et la classe ouvrière ne peuvent arriver à la domination que sous la forme de la république démocratique. » (Engels, Critique du programme d’Erfurt, 1891)
    « Marx et moi, depuis quarante ans, nous avons répété jusqu’à satiété que pour nous la république démocratique est la seule forme politique dans laquelle la lutte entre la classe ouvrière et la classe capitaliste peut d’abord s’universaliser et puis arriver à son terme par la victoire décisive du prolétariat » (Engels, 1892, réponse à Giovanni. Bovio, in Révolution et démocratie chez Marx et Engels de Jacques Texier, p.388)
    « ( …) la république bourgeoise, a dit Marx, est la forme politique dans laquelle seule la lutte entre prolétariat et bourgeoisie peut se décider. » (Engels, 1894, Lettre à Turati, in Révolution et démocratie chez Marx et Engels de Jacques Texier, p.391)

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