Jaurès et les droits des femmes (1907-1908)

Deux articles de Jaurès sur les droits des femmes. C’est peu, en comparaison des textes qu’il a publiés sur d’autres sujets. On ne peut pas être à l’avant-garde sur tout…

Cela dit, à l’avant-garde, sur ce sujet, Jaurès l’était quand même en comparaison de la plupart des autres hommes politiques de l’époque, qui ne concevaient même pas l’égalité des droits qu’il prône ici !

Y compris des socialistes, qui ne déposèrent pas le projet de loi dont Jaurès parle à la fin de chacun des deux articles.

Sous le titre, « Les « suffragettes » », article paru dans La Dépêche (journal très radical… et les radicaux étaient farouchement anti-féministes) en  1907 :

« Voilà donc la question du droit des femmes, de leur droit politique et social posée devant l’opinion, beaucoup plus sérieusement il me semble que ne l’imaginent plusieurs de nos collaborateurs. En fait, l’évolution économique a transformé la condition des femmes. Certes, au temps où dominaient la petite industrie et le petit commerce, les femmes travaillaient ; elles ne se bornaient pas aux soins domestiques, mais elles travaillaient à domicile. Elles faisaient aller le métier à tisser ou à broder ; elles servaient, derrière le modeste comptoir, la clientèle ; mais, si elles étaient des ouvrières ou des marchandes, elles restaient en même temps des ménagères. Ainsi, même comme ouvrières, même comme marchandes, elles étaient tout près du foyer ; elles n’avaient point accès « au Forum » . Tout au plus allaient-elles à la fabrique ou au magasin, tous les huit jours ou tous les quinze jours, « rapporter l’ouvrage ».

Depuis que s’est développée la grande industrie et qu’a surgi le grand commerce, depuis que les petits ateliers ont été absorbés par les vastes usines et que les petites boutiques ont été dominées par les grands magasins, les femmes sont devenues des ouvrières, des salariées vivant de la même vie que les hommes, accomplissant dans des conditions identiques les mêmes besognes, obéissant à la même discipline, commandées par les mêmes contremaîtres, contribuant sous la même forme aux profits d’un même capital. Elles ont passé de longues journées loin de la maison, loin du foyer ; elles ont été jetées en pleine vie sociale. Une transformation analogue s’accomplissait dans la condition des femmes de la bourgeoisie. Celles-ci étaient occupées parfois comme caissières, comme comptables, comme surveillantes, dans la fabrique moyenne ou dans le magasin modeste. A mesure que le moyen commerce et la moyenne industrie étaient ravagés par la concurrence du grand capital, toutes ces femmes et filles de la bourgeoisie moyenne étaient obligées, pour ne pas réduire leur bien-être, pour ne pas descendre de plusieurs degrés dans l’échelle des habitudes sociales, de chercher comme commises, comme chefs de rayon, un emploi dans les vastes établissements nouveaux. Ou bien, et par une autre application de cette loi générale qui entraînait les femmes à assumer, hors de la maison, hors de la famille, des fonctions rétribuées, les jeunes filles se préparaient aux carrières dites libérales, à la médecine, au barreau, à l’enseignement. La laïcisation progressive de l’enseignement primaire et secondaire leur ouvrait un vaste champ d’action. Tant que les écoles de fillettes ou de jeunes filles étaient dirigées par des religieuses, par des « bonnes sœurs », on remarquait à peine que des femmes remplissaient dans notre société, au même titre que les hommes, la grande fonction d’éducation, car ces femmes étaient comme mortes à elles-mêmes, mortes à la famille, mortes au monde ; elles avaient renoncé à être épouses et mères ; et toujours, entre elles et la vie, un voile conventuel était interposé. Mais voici que par dizaines de mille des jeunes filles vivant de la vie mondaine, des femmes mêlées à toute la vie du siècle, enseignent dans les écoles, dans les lycées ; une d’elles, hier, succédait à son mari dans une chaire illustre de physique et de chimie. Partout donc, dans toutes les branches du travail humain, la femme assume la même fonction que l’homme. Elle devient de plus en plus, dans l’ordre économique, une personne, identique à l’homme. Comment de cette identité d’existence et de fonction ne résulterait pas l’identité des droits et des revendications ?

Les femmes, dans l’exercice de leur travail, se heurtent, comme les hommes, à tout le système politique et social ; elles sont invinciblement amenées à réfléchir aux conditions politiques et sociales qui dominent la vie des individus. De là à s’intéresser aux luttes politiques et sociales, il n’y a qu’un pas, et de là à réclamer des droits qui leur permettent à elles aussi d’agir sur ce milieu politique et social où toute leur destinée se développe, il n’y a qu’un second pas. C’est celui que les femmes franchissent en ce moment et qu’elles ne pouvaient pas ne pas franchir.

Louise Weiss parmi des suffragettes, en 1935

Des suffragettes françaises, en 1935

Voici, par exemple, des ouvrières, ouvrières des tissages et des filatures, ouvrières des manufactures de tabac, ouvrières des maisons de confection. Elles sont des salariées comme les ouvriers. Comme eux, elles aspirent à une condition meilleure, à une journée de travail moins longue et moins épuisante, à une rémunération plus élevée. Plus d’une fois, elles sont mêlées aux mouvements du prolétariat. Ou bien elles-mêmes font grève, ou bien, comme femmes, filles, sœurs des ouvriers en grève, elles ont à subir toutes les vicissitudes, toutes les douleurs de la lutte sociale. Dans ces périodes de combat, elles vont comme les hommes, aux grandes réunions publiques. Elles entendent des hommes ou des femmes prêcher la solidarité, la résistance commune. Elles entendent dire aussi bien des fois qu’il ne suffit pas d’arracher quelques concessions précaires à tel ou tel patron, qu’il faut encore et surtout inscrire dans les lois des garanties nouvelles pour les prolétaires et préparer un ordre social ou il y aura plus de justice. Or, si elles vivent de la même vie que les hommes, si elles font le même travail, si elles participant dans la grève aux mêmes combats, elles n’ont pas le même moyen politique d’affirmer leur volonté. C’est ce droit qu’elles commencent à revendiquer ; et quand il y aura parmi elles une minorité importante pour revendiquer la communauté des droits politiques, quelle fin de non recevoir sérieuse les hommes pourront-ils leur opposer ?

Dira-t-on qu’elles livreraient la démocratie et la République à l’Eglise ? Sans doute, elles sont beaucoup plus que les hommes restées fidèles aux croyances et aux habitudes du passé. Mais la plupart d’entre elles, même chrétiennes, même catholiques, n’accepteraient pas la domination politique du prêtre sur le scrutin, sur la famille, sur le travail. En fait, si les femmes étaient fanatiques, la séparation des Eglises et de l’Etat ne s’accomplirait point dans le calme ou elle s’accomplit aujourd’hui. Il se peut que l’avènement des femmes au droit politique obligeât la République à continuer le régime de ménagement, de libéralisme complaisant qu’elle a adopté. Mais ou serait le péril ? Ce n’est pas par la violence, ce n’est pas en écrasant brutalement dans les cœurs meurtris la fleur mystique des croyances passées que nous voulons affranchir l’esprit humain, mais par la douce propagande de la raison. La plupart des femmes ne demanderont pas davantage à la République.

Dira-t-on encore que, ne pouvant accomplir le devoir militaire, elles ne peuvent prétendre à l’égalité des droits politiques ? On oublie, en vérité, que le cœur des femmes est sur tous les champs de combat, qu’il est frappé de tous les glaives, traversé de toutes les balles qui blessent ou menacent les êtres aimés. Les femmes sont capables de sacrifier même leur affection à la défense de la patrie menacée. Elles n’accepteraient pas plus pour ceux qu’elles aiment la grande humiliation collective de la patrie qu’elles n’acceptent pour eux les affronts individuels. Mais elles auraient l’horreur des guerres inutiles ou injustes et elles prêteraient à la politique de paix et d’arbitrage international le concours passionné de leur tendresse aussi bien que de leur conscience.

L’ordre social nouveau, l’ordre humain de justice et de paix garantira le droit de tous les êtres humains. Tous les êtres humains doivent donc être appelés à la préparer, à l’organiser. Le temps des railleries est passé. La question ne pourra plus être éludée. En Angleterre, la majorité parlementaire est favorable au suffrage des femmes. En Allemagne, le grand parti socialiste vient d’inscrire dans son programme le suffrage universel de toutes les personnes humaines, en même temps que l’arbitrage international. Et le groupe socialiste français va saisir le Parlement d’un projet de loi. »

Un an après, en 1908, Jaurès publie dans la Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur un article intitulé « Le droit des femmes à l’égalité », où il écrit notamment :

  » […] Il ne faut pas se dissimuler qu’aucune solution profonde et définitive des questions religieuses, politiques, sociales, ne sera possible tant que les femmes n’auront pas donné leur adhésion. 
Ceux qui redoutent qu’elles exercent une influence réactionnaire se méprennent doublement. D’abord, ils oublient que ce n’est pas détruire une résistance que de la dissimuler. Si vraiment les femmes répugnaient invinciblement dans le fond de leur conscience à un régime de liberté qui en assurant le respect de toutes les croyances séparera l’Eglise de l’Etat ou à un ordre social nouveau, cet ordre nouveau porterait sur une base croulante.

Et puis, l’œuvre d’éducation déjà accomplie, les leçons de l’école et de la vie ont préparé les femmes, non pas certes à un sectarisme de libre pensée, ou à une intégrale acceptation du socialisme, mais à des façons de juger plus indépendantes et plus larges qu’il y a un demi-siècle.

Surtout, les ouvrières ou les femmes d’ouvriers, sont mêlées, directement ou par les maris et les fils, à la vie économique, à toutes les vicissitudes des luttes sociales. Elles sont associées, et au premier rang, aux souffrances, aux espérances, aux exaltations des grèves.

Elles pâtissent des misères sociales dans leur chair et dans la chair de leur chair, dans le cœur de leur cœur. Quelle leçon que l’exode forcé des pauvres enfants de Fougères ! (1) Leçons de colère contre une société mal faite. Leçon de confiance en la solidarité prolétarienne qui élargit la famille et lui épargne la plus cruelle épreuve, celle de voir souffrir les petits. C’est le droit des femmes de donner une expression politique aux sentiments et aux pensées que la vie sociale fait naître en elles.

Le projet de loi que le groupe socialiste au Parlement va déposer pour instituer le droit de suffrage des femmes ou plutôt pour étendre aux femmes tous les droits politiques et sociaux ne sera pas accueilli par l’indifférence et la raillerie. C’est un moment important de l’évolution sociale. »

(1) En 1906-1907, en réponse à une grève des ouvriers, les patrons de plusieurs usines de fabrication de chaussures situées à Fougères décident le lock-out. On assista à une très forte solidarité ouvrière, qui se traduisit notamment par l’accueil, durant la grève, de nombreux enfants de grévistes dans des familles parisiennes ou rennaises.

Au sujet des grèves de Fougères, voir l’éditorial de Jaurès de décembre 1906 intitulé La guerre sociale.

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