Le Jaurès de Romain Rolland (1915)

Dans Au-dessus de la mêlée, écrit en 1914-1915, Romain Rolland dresse un long portrait de Jaurès, quelques mois après son assassinat. 

(L’édition, fin 1915, de ce « Jean Jaurès » de Romain Rolland initialement paru dans un journal suisse, était précédée d’une très belle préface d’Amédée Dunois…)

Un Jaurès dont Romain Rolland accentue (mais n’invente pas) les aspects les plus proches de sa propre pensée, de ses propres conceptions (mais qui peut jurer de ne jamais procéder ainsi avec Jaurès ?)

On sera peut-être surpris des certitudes de Romain Rolland sur ce qu’aurait fait Jaurès s’il n’avait pas été assassiné… Il faut rappeler d’une part que presque personne ne résistait alors à la tentation de faire parler Jaurès et d’affirmer ce que Jaurès aurait fait si… et d’autre part qu’en 1914-1915, on ne mesurait pas encore à quel point allait s’agenouiller la République, à quel point allaient croître la propagande, les mensonges, le pouvoir militaire et sa lourde dose d’arbitraire et de piétinement des droits et libertés, etc., toutes choses que Jaurès avait en horreur. (JP)

JAURÈS

(Au-dessus de la mêlée, Romain Rolland, 1914-1915)

Il se livre sous nos yeux des batailles où meurent des milliers d’hommes, sans que leur sacrifice ait parfois d’influence sur l’issue du combat. Et la mort d’un seul homme peut être, en d’autres cas, une grande bataille perdue pour toute l’humanité. Le meurtre de Jaurès fut un de ces désastres.

Que de siècles il avait fallu, que de riches civilisations du Nord et du Midi, du présent, du passé, répandues et mûries dans la bonne terre de France, sous le ciel d’Occident, pour produire une telle vie ! Et quand le hasard mystérieux qui combine les éléments et les forces réussira-t-il un second exemplaire de ce bon génie ?

Jaurès offre un modèle, presque unique dans les temps modernes, d’un grand orateur politique qui est, en même temps, un grand penseur, joignant une vaste culture à une observation pénétrante et la hauteur morale à l’énergie de l’action. Il faut remonter jusqu’à l’antiquité pour retrouver un pareil type humain. À la fois soulevant les foules et enchantant l’élite, versant à pleines mains son génie généreux non seulement dans ses discours, dans ses traités sociaux, mais dans ses livres d’histoire, dans ses œuvres de philosophie, et partout laissant sa marque, le sillon de son labeur robuste et la semence de son esprit novateur. Souvent je l’ai entendu à la Chambre, dans les congrès socialistes, dans les assemblées pour la défense des peuples opprimés ; il m’a même fait l’honneur de présenter mon Danton au peuple de Paris. Je revois sa grosse figure calme et joyeuse de bon ogre barbu, ses yeux petits, vifs et riants, dont le regard lucide savait en même temps suivre le vol des idées et observer les gens ; je le revois sur l’estrade, allant de long en large, les bras derrière le dos, à pas lourds, comme un ours, et se tournant brusquement pour lancer à la foule, de sa voix monotone et cuivrée, comme une trompette aiguë, de ces mots martelés qui s’en allaient frapper jusqu’aux places les plus hautes des vastes amphithéâtres, et qui touchaient au cœur, qui par toute la salle faisaient bondir l’âme de tout un peuple uni dans la même émotion. Et quelle beauté de voir parfois ces multitudes de prolétaires, soulevées par les grands rêves que Jaurès évoquait des horizons lointains, — dans la voix de leur tribun buvant la pensée grecque !

De tous les dons de cet homme, le plus essentiel fut d’être essentiellement un homme, — non l’homme d’une profession, d’une classe, d’un parti, d’une idée — mais un homme complet, harmonieux et libre. Rien ne l’enfermait ; mais il enfermait tout en lui. Les manifestations les plus hautes de la vie trouvaient ici leur confluent. Son intelligence avait le besoin de l’unité ; son cœur avait la passion de la liberté. Et ce double instinct le défendait en même temps du despotisme de parti et de l’anarchie. Son esprit cherchait à tout étreindre, non pas pour le contraindre, mais pour l’harmoniser. Surtout, il avait le génie de voir l’« humain » en toute chose. Son pouvoir de sympathie universelle se refusait également à la négation étroite et à l’affirmation fanatique. Toute intolérance lui faisait horreur.

Romain Rolland, Edition de 1916 de Au-dessus de la mêlée

L’édition de 1916.

S’il se mettait à la tête d’un grand parti de révolte, c’était avec la pensée « d’épargner, comme il dit, à la grande œuvre de la révolution prolétarienne l’écœurante et cruelle odeur de sang, de meurtre et de haine, qui est restée attachée à la Révolution bourgeoise. A l’égard de toutes les doctrines, il réclamait, en son nom et au nom de son parti, « le respect de la personnalité humaine et de l’esprit qui se manifeste en chacune d’elles. » (1910). Le seul sentiment de l’antagonisme moral qui existe entre les hommes, même sans lutte apparente, des barrières invisibles qui s’opposent à la fraternité humaine, lui était douloureux. Il ne pouvait lire les paroles du cardinal Newman sur le gouffre « de la damnation qui est, dès cette vie, ouvert » entre les hommes, « sans avoir, disait-il, une sorte de cauchemar… Il voyait l’abîme prêt à se creuser sous les pas de tous ces êtres humains, « misérables et fragiles, qui se croient reliés par une communauté de sympathie et d y épreuves » ; et il en souffrait jusqu’à l’obsession.

C’est à combler cet abîme d’incompréhension qu’il s’appliqua, toute sa vie. Il eut cette originalité, tout en étant le porte-parole des partis les plus avancés, de se faire le médiateur perpétuel entre les idées aux prises. Il cherchait à les associer toutes au service du bien et du progrès communs. En philosophie, il unissait idéalisme et réalisme : en histoire, présent et passé ; en politique, l’amour de sa patrie et le respect des autres patries. II se gardait bien, comme tels fanatiques qui se disent libres penseurs, de proscrire ce qui fut, au nom de ce qui sera. Loin de la condamner, il revendiquait la pensée de tous ceux qui avaient lutté, dans les siècles disparus, à quelque parti qu’ils eussent appartenu. — « Nous avons, disait-il, le culte du passé. Ce n’est pas en vain que tous les foyers des générations humaines ont flambé ; mais c’est nous gui marchons, qui luttons pour un idéal nouveau, c’est nous qui sommes les vrais héritiers du foyer des aïeux, nous en avons pris la flamme, vous n’en avez gardé que la cendre. » (Janvier 1909).— Nous saluons, écrivait-il encore dans son Introduction à l’Histoire socialiste de la Révolution, où il tâche, comme il dit, de « réconcilier Plutarque, Michelet et Karl Marx, nous saluons avec un égal respect tous les héros de la volonté. L’histoire (même conçue comme une étude des formes économiques) ne dispensera jamais les hommes de la vaillance et de la noblesse individuelles. Le niveau moral de la société de demain sera marqué par la hauteur morale des consciences d’aujourd’hui. Proposer en exemple tous les combattants héroïques qui, depuis un siècle, ont eu la passion de l’idée et le sublime mépris de la mort, c’est donc faire œuvre révolutionnaire. » — Ainsi, dans tout ce qu’il touche, il rétablit la généreuse synthèse de toutes les forces de la vie, il impose partout sa grande vue panoramique de l’univers, le sens de l’unité multiple et mouvante des choses. Cet équilibre admirable d’éléments innombrables suppose chez celui qui le réalise une magnifique santé du corps et de l’esprit, la maîtrise de l’être. Jaurès la possédait ; et par là, il était le pilote de la démocratie européenne.

Qu’il voyait loin et clair ! Plus tard, quand on refera le grand procès de la guerre de ce temps, il y apparaîtra comme un témoin redoutable. Que n’a-t-il pas prévu ! Qu’on feuillette ses discours, depuis plus de dix ans ! Il est encore trop tôt pour citer, au milieu du combat, telles de ses dépositions vengeresses, devant l’avenir. Rappelons seulement, dès 1905, son angoisse de la guerre monstrueuse qui vient ;

— sa hantise « du conflit tantôt sourd, tantôt aigu, toujours profond et redoutable, de l’Allemagne et de l’Angleterre » (18 novembre 1909) ;

— sa dénonciation des menées occultes de la finance et de la diplomatie européennes, que favorise « l’engourdissement de l’esprit public » ;

— son cri d’alarme contre les « mensonges sensationnels de la presse, dirigée souvent par le capital véreux et qui par calcul financier ou par délirant orgueil, sème la panique et la haine et se joue cyniquement du destin de millions d’hommes » ;

— ses paroles méprisantes pour ceux qu’il nommait « les maquignons de la patrie » ;

— sa nette appréciation de toutes les responsabilités ;

— sa prévision de l’attitude domestiquée que garderait, en cas de guerre, la social-démocratie allemande, à la face de laquelle il étale (au congrès d’Amsterdam, 1904), le miroir de sa faiblesse orgueilleuse, son manque de tradition révolutionnaire, son manque de force parlementaire, son « impuissance formidable » ;

— sa prévision de l’attitude que certains chefs du socialisme français, que Jules Guesde, entre autres, prendrait dans le combat entre les grands États ;

— et, plus loin que la guerre, sa prévision des conséquences prochaines ou lointaines, sociales et mondiales, de cette mêlée des peuples…

Qu’aurait-il fait, s’il avait vécu ? Le prolétariat européen avait les yeux sur lui ; il avait foi en lui, comme le dit Camille Huysmans, dans le discours prononcé sur sa tombe, au nom de l’Internationale ouvrière. Il n’y a aucun doute qu’après avoir combattu la guerre jusqu’à ce que tout espoir fût perdu de l’empêcher, il ne se serait incliné loyalement devant le devoir commun de la défense nationale et qu’il n’y aurait pris part, de toute son énergie. Il l’avait proclamé, au congrès de Stuttgart (1907), en plein accord sur ce point avec Vandervelde et Bebel : « Si une nation, disait-il, en quelque circonstance que ce fût, renonçait d’avance à se défendre, elle ferait le jeu des gouvernements de violence, de barbarie et de réaction… L’unité humaine se réaliserait dans la servitude, si elle résultait de l’absorption des nations vaincues par une nation dominatrice. » Et, de retour à Paris, rendant compte du congrès aux socialistes français (7 septembre 1907), il leur imposait comme un double devoir : la guerre à la guerre, tant qu’elle n’est qu’une menace encore, à l’horizon ; et, à l’heure de la crise, la guerre pour la défense de l’indépendance nationale. Ce grand Européen était un grand Français.

Mais il est sûr aussi que le devoir patriotique, accompli fermement, ne l’eût pas empêché de maintenir son idéal humain, et de guetter, en veilleur vigilant, toute occasion de rétablir l’unité déchirée. Certes, il n’eût jamais laissé aller le vaisseau du socialisme à la dérive, comme ses débiles successeurs.

Il a disparu. Mais comme les splendides lueurs qui suivent le coucher du soleil, rayonnent au-dessus de l’Europe sanglante d’où monte le crépuscule, les reflets de son lumineux génie, sa bonté dans l’âpre lutte, son optimisme indestructible dans les désastres mêmes.

Une page de lui, — page immortelle, qu’on ne peut lire sans émotion, — représente le bon Alcide, Héraklès après ses travaux, se reposant sur la terre maternelle :

« II y a des heures, dit-il, où nous éprouvons à fouler la terre une joie tranquille et profonde, comme la terre elle-même… Que de fois, en cheminant dans les sentiers, à travers champs, je me suis dit tout à coup que c’était la terre que je foulais, que fêtais à elle, qu’elle était à moi ; et, sans y songer, je ralentissais le pas, parce que ce n’était point la peine de se hâter à sa surface, parce qu’à chaque pas je la sentais et je la possédais tout entière, et que mon âme, si je puis dire, marchait en profondeur. Que de fois aussi, couché au revers d’un fossé, tourné au déclin du jour vers l’Orient d’un bleu doux, je songeais tout à coup que la terre voyageait, que, fuyant la fatigue du jour et les horizons limités du soleil, elle allait, d’un élan prodigieux, vers la nuit sereine et les horizons illimités, et quelle m’y portait avec elle, et je sentais dans ma chair, aussi bien que dans mon âme, et dans la terre même comme dans ma chair, le frisson de cette course, et je trouvais une douceur étrange à ces espaces bleus qui s’ouvraient devant nous sans un froissement, sans un pli, sans un murmure. Oh ! combien est plus profonde et plus poignante cette amitié de notre chair et de la terre que l’amitié errante et vague de notre regard et du ciel constellé ! Et comme la nuit étoilée serait moins belle à nos yeux, si nous ne nous sentions pas en même temps liés à la terre !… »

Il est rentré dans la terre, cette terre qui était à lui, cette terre à qui il était. Ils ont repris possession l’un de l’autre. Mais son esprit à présent la réchauffe et l’humanise. Sous les torrents de sang répandus sur sa tombe germent la vie nouvelle et la paix de demain. La pensée de Jaurès aimait à répéter, avec le vieil Heraclite, que rien ne peut interrompre le flot continu des choses et que « la paix n’est qu’une forme, un aspect de la guerre, la guerre n’est qu’une forme, un aspect de la paix, et ce qui est lutte aujourd’hui est le commencement de la réconciliation de demain. »

 

 

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