Jaurès l'orateur (1 – Péguy, Méric)

De nombreux témoignages sur Jaurès parlant, lors de meeting, à la tribune, debout sur un camion, juché sur une chaise, etc. Evidemment sans micro, sans sono… Se faisant entendre, du corps et de la voix, à des milliers d’hommes groupés devant, autour de lui.

Le témoignage de Péguy, dans cet article du site (à partir de : « Ceux qui l’avaient une fois entendu ne pouvaient l’oublier. Il montait à la tribune. »)

Le récit de Victor Méric :

« Jaurès est à la tribune.

Autour de lui, à droite, à gauche, devant, derrière, des milliers de têtes, des visages crispés dans l’attention, des figures chauffées par l’enthousiasme et qui s’éclairent, par instants, d’un sourire de discrète approbation, des yeux qui s’illuminent, des lèvres qui s’entr’ouvrent en accent circonflexe… C’est le repas intellectuel des bipèdes… Le geste large, le regard perdu vers on ne sait quelle invisible étoile, Jaurès, superbe, magnifique, inouï, domine la foule haletante…

Pas un murmure. Pas un chuchotement. On n’ose plus se moucher. On réprime violemment au fond de la gorge la toux opiniâtre. Six mille individus, entassés dans la puanteur des haleines confondues et mêlées à la suffocation du tabac, sont là, le cou tendu, les tempes gonflées, le front ruisselant. On entend le bruit que font les poitrines oppressées… Au-dessus de cette multitude, Jaurès, grandiloquent, sublime, olympien !…

Tout est calme. La mer humaine ondule légèrement sous la brise des paroles. Mais, soudain, voici l’aquilon. La bourrasque surgit. La tempête se déchaîne. La voix du tribun s’enfle, grossit, emplit la salle, déborde dans la rue avec un fracas de tonnerre. Un frisson secoue l’auditoire. Des mots fusent comme des éclairs. Des mots explosent comme des obus. L’ouragan infernal déracine les volontés, abat les méfiances, broie les rébellions. Et quand Jaurès a terminé, quand, sa période assénée, il s’éponge et reprend haleine, six mille personnes, debout, trépignent, frappent des pieds, claquent des mains, hurlent de joie, comme tordues brusquement, dans un accès d’épilepsie. La salle croule sous les applaudissements. Une immense clameur monte, envahit tout.

Mais Jaurès commence à perdre la conscience de lui-même. Telle la Sibylle, qui écumait et se roulait à terre avant de prophétiser, il semble en proie à la fièvre oratoire. Il commandait tout à l’heure à ses auditeurs, les tenait sous son regard et les dirigeait à sa guise. Maintenant, c’est l’auditoire qui le tient, et il subit son influence. Le courant qu’il a provoqué reflue vers lui. Il ne voit plus clairement. Il perd la notion des choses. Et, les poings en l’air, ramassé sur lui-même comme s’il allait bondir, pareil à un athlète qui fait des poids, Jaurès soulève les métaphores les plus lourdes, jongle avec les images, entasse les allégories, multiplie les antithèses, pendant que la foule angoissée attend avec épouvante que le tour de force soit achevé.

Et ça devient tout simplement merveilleux. On voit Jaurès s’élancer vers les nuages avec la légèreté d’un séraphin pour dégringoler tout à coup au fond des océans. Le voici qui nous entraîne vers les splendeurs du pôle. Il faut le suivre. Bientôt nous allons explorer le passé et découvrir le futur. Avec une rapidité vertigineuse, nous allons tenter l’ascension des monts immaculés pour redescendre ensuite aux abîmes où rugit Léviathan. Nous traverserons des oasis de lumière, des forêts d’ignorance, des déserts de pensée; nous verrons luire, dans le lointain, le phare du progrès, submergé, par moments, sous les nuages épais du mensonge et de l’erreur. Puis, comme un soleil éclatant, la Révolution sociale fera son apparition, tantôt calme, majestueuse, pacifique; tantôt roulant parmi des fleuves rouges, des lueurs d’incendie et des clameurs. Derrière, s’entrebâillent les portes du Paradis nouveau et toujours futur, la bienheureuse société de demain où nous aurons tout à souhait, où les hommes seront doux comme des agneaux. Car c’est généralement dans une extase que s’achève l’ouragan. Le geste de l’orateur devient plus ample, la voix se fait onctueuse. La sérénité s’étend sur les visages et le Socialisme triomphant s’installe sur les ruines du Vieux Monde. »

Autres témoignages sur Jaurès l’orateur sur cette page.

Croquis de Jaurès lors de discours publics
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