En 1901, éclate « l’affaire Jaurès », lancée par un hebdomadaire toulousain, L’école laïque, affirmant que Madeleine, fille de Jaurès, avait été éduquée dans une école religieuse et venait de faire sa communion.
Ces révélations surprennent et choquent un certain nombre de militants. Les ennemis de Jaurès s’en donnent à coeur joie (sur le mode : « Eh bien quoi ! Jaurès, pendant que vous nous faites manger du curé, vous faites bouffer le bon Dieu à vot’ demoiselle ? »).
Jaurès fut alors contraint d’exposer, ce qu’il n’aimait pas faire, des aspects de sa vie intime pour faire disparaître le malentendu qui était en train de se créer entre lui et une partie de l’opinion socialiste. Il le fit notamment dans la Petite République, le 12 octobre 1901, dans un article intitulé Mes raisons. Extraits :
Depuis trois mois, depuis que la presse cléricale a annoncé avec un ensemble merveilleux, et une orchestration savante, que j’avais laissé ma fille faire sa première communion, j’ai subi les outrages et les railleries triomphants des uns, l’étonnement douloureux de quelques autres. Au fait exact, nos ennemis ont donné les interprétations les plus calomnieuses ; ils ont ajouté les plus jésuitiques mensonges. Ils ont dit que cet acte religieux était l’expression de ma volonté personnelle, de ma conviction personnelle, et que j’avais joué dans le Parti un rôle d’une incroyable duplicité.
C’est un mensonge.
Je suis, depuis l’adolescence, affranchi de toute religion et de tout dogme. Ils ont abusé de ce que le curé de Villefranche-d’Albigeois, par une irrégularité que j’ai signalée à l’Inspection universitaire, a fait le catéchisme paroissial, destiné à tous les enfants de la paroisse, dans un local dépendant de l’école congréganiste, pour dire que j’avais confié l’éducation de ma fille aux congrégations.
Or, je répète qu’elle n’a jamais eu que des professeurs laïques, qu’elle a toujours été élevée dans des établissements laïques, au Collège Sévigné et au Lycée Molière. Elle est, en ce moment même, au Lycée Molière.
Pour travestir aussi odieusement les faits, il a fallu tout le jésuitisme clérical, servi par les rancunes de l’ancien instituteur de Toulouse Lamourère, dont, comme adjoint à l’Instruction publique, j’ai refusé de subventionner, sur le budget de la ville, les mirifiques inventions !
[…]
Mais, en vérité, de quoi s’agit-il ? Ce n’est pas moi seulement qui suis en cause ; c’est l’immense majorité des militants. Comment donc est posé le problème ?
Dans la plupart des familles de la bourgeoisie républicaine et du prolétariat socialiste, les jeunes filles ne sont ni cléricales, ni libre-penseuses. Devenues femmes et mères, elles n’entendent pas que la vie soit absorbée par une dévotion fanatique et minutieuse. Elles ont le dédain de la bigoterie et l’horreur de l’intolérance. Le mari, le père, ne croient pas et ne pratiquent pas ; elles ne s’en émeuvent point. Ou elles s’intéressent peu à la politique, ou, si elles s’y intéressent, elles ne veulent point de l’invasion de l’Eglise dans l’Etat, de l’invasion du prêtre dans la famille. Elles n’accepteraient point pour leurs enfants une éducation systématique et étouffante : elles désirent qu’ils restent en contact avec toute la vie moderne. Elles ne sont donc pas cléricales.
Mais à l’exception d’un très petit nombre, toutes, ouvrières ou bourgeoises, sont restées attachées par une partie au moins de leur pensée et de leur coeur, à la foi chrétienne, à la tradition catholique. Elles n’ont pas dit «Non» à la croyance religieuse. Elles ne se sont pas créé, par la science et la philosophie, une autre conception de l’univers. Elles n’ont pas, hors du christianisme, tout le point d’appui de la vie morale.
A la tradition religieuse, qu’elles ne veulent ni exclusive ni intolérante, elles rattachent encore les grands événements de la vie : le mariage, la naissance des enfants, la mort. Et elles ne se croient pas le droit d’interrompre, à l’égard des enfants, la tradition avec laquelle elles-mêmes n’ont pas rompu. Qu’ils soient élevés librement, avec d’autres enfants de toute religion ou de toute irréligion, avec des maîtres qui leur apprennent à réfléchir et à penser, qui ne leur cachent rien des œuvres de l’esprit humain, des conquêtes et des hypothèses de la science ! La vie et la liberté, ces grandes éducatrices, auront le dernier mot. L’enfant, habitué peu à peu à se gouverner lui-même dans l’ordre de la conscience, continuera ou abandonnera la tradition religieuse. Mais elles ne croient pas avoir le droit de l’intercepter.
Voilà l’état d’esprit d’un grand nombre de femmes catholiques en France. Elles ne sont pas à la merci du mot d’ordre de l’Eglise. Elles ne sont pas non plus affranchies du dogme.
Or, je suppose qu’un de nous, bourgeois ou prolétaire, eût épousé il y a dix ans, il y a quinze ans, vingt ans, une jeune fille ainsi élevée. Je suppose qu’au moment où il s’est marié il ne fût pas engagé dans la lutte politique et sociale, ou qu’il appartînt à un de ces partis modérés et moyens qui acceptent dans la vie privée, comme dans la vie politique et sociale les transactions. Quoique personnellement librc-penseur, il n’a fait aucune difficulté pour se marier à l’église, il a accepté, à la constitution même de son foyer, la cérémonie religieuse. Mais si le même homme évolue personnellement vers une conception plus hardie, plus révolutionnaire de la société, du monde et de la vie, s’il est révolté par l’injustice et s’il est conduit par l’étude, par la recherche passionnée du vrai, dans le parti de la Révolution sociale ; si, dès lors, en de grandes crises de la vie nationale, il est plus violemment et plus directement aux prises avec l’Eglise : a-t-il le droit d’imposer par la force à tous les siens sa propre évolution ? A-t-il le droit de ne plus tenir compte, dans l’éducation commune des enfants, des scrupules qu’au moment du mariage il a ménagés ? A-t-il le droit de briser, par sa seule volonté, c’est-à-dire par la violence, la transaction qui est à la base commune de son foyer?
Voilà le problème qui est posé par la vie, non seulement à moi, mais à neuf militants sur dix. Et je sais qu’en fait, à la question ainsi posée, la plupart ont répondu comme moi.
Je plains en tout cas ceux qui, dans le trouble et l’angoisse d’un tel problème, cherchent seulement une occasion d’accabler un adversaire ou de diminuer un compagnon d’armes. J’ai répondu selon ma conscience, et si les attaques prévues, annoncées, organisées, m’avaient fait reculer ou hésiter, j’aurais été un misérable et un lâche.
[Passage sur le « droit de l’enfant » – publié sur cette page…]
[…]
Oui, j’ai combattu l’Église lorsqu’elle prétendait réveiller les haines de race, et imposer à notre pays la domination combinée du mensonge jésuitique et de la brutalité militaire.
Oui, j’ai combattu et je combattrai la puissance politique de l’Église, sa mainmise sur des institutions et des services qui doivent être des services sociaux : l’assistance et l’enseignement. J’ai conformé mes actes et mes paroles. Ma fille est au lycée Molière.
Oui, j’essaie, quand j’aborde devant les citoyens rassemblés les problèmes généraux du monde et de la vie, de substituer l’idée de loi et d’évolution à l’idée de miracle et d’arbitraire. Mes enfants ont le droit de savoir, et ils sauront à mesure que leur raison se posera ces inévitables problèmes, pourquoi je ne crois pas, pourquoi je ne pratique pas, et quelle est ma conception du monde. Si les cérémonies traditionnelles avaient suffi à lier l’esprit, le nôtre serait lié à jamais.
Oui, je suis convaincu que pour réduire les prises de l’Église sur notre société, il ne faut pas attendre l’entière émancipation économique du peuple. Et je maintiendrai, pour ma part, au programme socialiste, la lutte directe contre la puissance politique de l’Église. Si je n’avais point mené ce combat, elle n’aurait pas préparé aussi savamment la campagne de presse dirigée contre moi.
Mais jamais je n’ai dit (là est la ruse cléricale et l’abominable mensonge) que c’est par la violence, dans la famille ou dans l’Etat, qu’il fallait abolir les antiques croyances, jamais je n’ai dit que les individus socialistes devaient, dans la famille, user de violence contre la conscience de la femme, de la mère, et ne lui faire aucune part. Jamais je n’ai dit que le Parti socialiste, maître de l’Etat, userait de violence dans l’Etat, pour abolir le culte traditionnel. Je n’ai jamais fait appel qu’à l’organisation graduelle de la liberté, qu’à la force intime de la science et de la raison.
[…] Pour moi, non seulement je n’ai jamais fait appel à la violence contre des croyances, quelles qu’elles soient, mais je me suis toujours abstenu, envers les croyances religieuses, de cette forme de violence qui s’appelle l’insulte. Je ne crois pas que ce soit par les procédés hébertistes que nous viendrons à bout de la religion.
D’autres socialistes, d’autres militants, ont une autre méthode : je n’ai pas le droit de les blâmer. L’Eglise a façonné si savamment le joug qui pèse sur les nations, elle a si bien multiplié les prises sur l’esprit et sur la vie, que peut-être bien des hommes ont besoin d’aller jusqu’à l’outrage pour se convaincre eux-mêmes qu’ils sont affranchis. J’aime mieux pour nous tous d’autres voies de libération. Le grossier couplet de la Carmagnole : « Le Christ à l’écurie, La Vierge à la voirie », m’a toujours choqué, non pas seulement par sa grossièreté même, mais parce qu’il me semble exprimer la révolte débile et convulsive plus que la liberté de la raison.
[…]
Je n’ajouterai plus qu’un mot. Je demande parfois : « Mais comment se fait-il qu’on m’accable, et que les militants me laissent accabler, quand plus des neuf dixièmes des militants sont dans le même cas que moi, quand ils ont cédé aux mêmes scrupules, quand ils ont fait exactement ce qu’ils me reprochent ? » Et on me répond : « Le peuple attend davantage de ceux dont la voix a porté plus loin. »
C’est là une conception mystique, et quand les journaux bourgeois me traitent en « apôtre » pour m’imposer des devoirs privilégiés, ils se méprennent à fond sur le mouvement socialiste. Il n’y a pas parmi nous des « apôtres » ; il n’y a pas parmi nous des prédicants ou des prophètes investis d’une mission supérieure et chargés de devoirs plus lourds. Il n’y a que des hommes luttant parmi d’autres hommes, portant comme eux le poids de la vie, liés comme eux par des liens de chair et de sang qui font de tous les problèmes de conscience des problèmes poignants. Je n’ai jamais invoqué un droit supérieur, je n’ai point tenté de prolonger sur les foules le rayon des révélations saint-simoniennes. Je suis un combattant avec d’autres combattants, un homme avec d’autres hommes. Je ne peux pas plus qu’un autre trancher avec le glaive les problèmes compliqués qu’impose la vie. Je n’ai pas prétendu à plus de droits que les autres. Je n’ai pas assumé plus de devoirs. J’ai droit à la commune humanité, et je n’ai pas le monstrueux orgueil d’accepter contre moi seul des sentences qui devraient être portées presque contre tous.