Début septembre 1915. Pour la première fois depuis le début de la Guerre, des délégations socialistes et ouvrières (officielles ou représentant des minorités au sein des partis socialistes officiels dans les pays où ils participent à l’Union sacrée) de tous les pays (dont les pays belligérants) se retrouvent et discutent. De cette conférence qui eut lieu à Zimmerwald, en Suisse, sont issus plusieurs textes, d’autant plus importants qu’ils sont les premiers à faire de nouveau entendre la voix, étouffée depuis l’été 1914, des socialistes pacifistes.
Nous publions ici notamment :
– la Déclaration franco-allemande commune aux socialistes et syndicalistes français et allemands.
– le Manifeste que la Conférence publia en conclusion de ses travaux, intitulé : Prolétaires d’Europe ! (ci-dessous).
Prolétaires d’Europe !
Voici plus d’un an que dure la guerre ! Des millions de cadavres couvrent les champs de bataille. Des millions d’hommes seront, pour le reste de leurs jours, mutilés. L’Europe est devenue un gigantesque abattoir d’hommes. Toute la civilisation créée par le travail de plusieurs générations est vouée à l’anéantissement. La barbarie la plus sauvage triomphe aujourd’hui de tout ce qui, jusqu’à présent, faisait l’orgueil de l’humanité.
Quels que soient les responsables immédiats du déchaînement de cette guerre, une chose est certaine : LA GUERRE QUI A PROVOQUÉ TOUT CE CHAOS EST LE PRODUIT DE L’IMPÉRIALISME. Elle est issue de la volonté des classes capitalistes de chaque nation de vivre de l’exploitation du travail humain et des richesses naturelles de l’univers. De telle sorte que les nations économiquement arriérées ou politiquement faibles tombent sous le joug des grandes puissances, lesquelles essaient, dans cette guerre, de remanier la carte du monde par le fer et par le sang, selon leurs intérêts.
C’est ainsi que des peuples et des pays entiers comme la Belgique, la Pologne, les Etats balkaniques, l’Arménie, courent le risque d’être annexés, en totalité ou en partie, par le simple jeu des compensations.
Les mobiles de la guerre apparaissent dans toute leur nudité au fur et à mesure que les événements se développent. Morceau par morceau tombe le voile par lequel a été cachée à la conscience des peuples la signification de cette catastrophe mondiale.
Les capitalistes de tous les pays, qui frappent dans le sang des peuples la monnaie rouge des profils de guerre, affirment que la guerre servira à la défense de la patrie, de la démocratie, à la libération des peuples opprimés. Ils mentent. LA VÉRITÉ EST QU’EN FAIT ILS ENSEVELISSENT, SOUS LES FOYERS DÉTRUITS, LA LIBERTÉ DE LEURS PROPRES PEUPLES EN MÊME TEMPS QUE L’INDÉPENDANCE DES AUTRES NATIONS. De nouvelles chaînes, de nouvelles charges, voilà ce qui résultera de cette guerre, et c’est le prolétariat de tous les pays, vainqueurs et vaincus, qui devra les porter.
Accroissement du bien-être, disait-on, lors du déchaînement de la guerre. Misère et privations, chômage et renchérissement de la vie, maladies, épidémies, tels en sont les vrais résultats. Pour des dizaines d’années, les dépenses de la guerre absorberont le meilleur des forces des peuples, compromettront la conquête des améliorations sociales et empêcheront tout progrès.
Faillite de la civilisation, dépression économique, réaction politique, voilà les bienfaits de cette terrible lutte des peuples.
La guerre révèle ainsi le caractère véritable du capitalisme moderne qui est incompatible, non seulement avec les intérêts des classes ouvrières et les exigences de l’évolution historique, mais aussi avec les conditions élémentaires d’existence de la communauté humaine.
Les institutions du régime capitalisme qui disposaient du sort des peuples : les gouvernements – monarchiques ou républicains, – la diplomatie secrète, les puissantes organisations patronales, les partis bourgeois, la presse capitaliste, l’Eglise : sur elles toutes pèse la responsabilité de cette guerre surgie d’un ordre social qui les nourrit, qu’elles défendent et qui ne sert que leurs intérêts.
Ouvriers !
Vous, hier, exploités, dépossédés, méprisés, on vous a appelés frères et camarades quand il s’est agi de vous envoyer au massacre et à la mort. Et aujourd’hui que le militarisme vous a mutilés, déchirés, humiliés, écrasés, les classes dominantes réclament de vous l’abdication de vos intérêts, de votre idéal, en un mot une soumission d’esclaves à la paix sociale. On vous enlève la possibilité d’exprimer vos opinions, vos sentiments, vos souffrances. On vous interdit de formuler vos revendications et de les défendre. La presse jugulée, les libertés et les droits politiques foulés aux pieds : c’est le règne de la dictature militariste au poing de fer.
Nous ne pouvons plus ni ne devons rester inactifs devant cette situation qui menace l’avenir de l’Europe et de l’humanité.
Pendant de longues années, le prolétariat socialiste a mené la lutte contre le militarisme ; avec une appréhension croissante ses représentants se préoccupaient dans leurs Congrès nationaux et internationaux des dangers de guerre que l’impérialisme faisait surgir, de plus en plus menaçants. A Stuttgart, à Copenhague, à Bâle ; les Congrès socialistes internationaux ont tracé la voie que doit suivre le prolétariat.
Mais, Partis socialistes et organisations ouvrières de certains pays, tout en ayant contribué à l’élaboration de ces décisions, ont méconnu, dès le commencement de la guerre, les obligations qu’elles leur imposaient. Leurs représentants ont entraîné les travailleurs à abandonner la lutte de classe, seul moyen efficace de l’émancipation prolétarienne. Ils ont accordé aux classes dirigeantes les crédits de guerre ; ils se sont mis au service des gouvernements pour des besognes diverses ; ils ont essayé, par leur presse et par des émissaires, de gagner les neutres à la politique gouvernementale de leurs pays respectifs ; ils ont fourni aux gouvernements des ministres socialistes comme otages de l’ «Union sacrée». Par cela même, ils ont accepté, devant la classe ouvrière, de partager avec les classes dirigeantes les responsabilités actuelles et futures de cette guerre, de ses buts et de ses méthodes. Et de même que chaque parti, séparément, manquait à sa tâche, le représentant le plus haut des organisations socialistes de tous les pays, le Bureau socialiste international, manquait à la sienne.
C’est à cause de ces faits que la classe ouvrière, qui n’avait pas cédé à l’affolement général ou qui avait su, depuis, s’en libérer, n’a pas encore trouvé, dans la seconde année du carnage des peuples, les moyens d’entreprendre, dans tous les pays, une lutte active el simultanée pour la paix.
Dans celle situation intolérable, nous, représentants de partis socialistes, de syndicats, ou de minorités de ces organisations, Allemands, Français, Italiens, Russes, Polonais, Lettons, Roumains, Bulgares, Suédois, Norvégiens, Hollandais et Suisses, nous qui ne nous plaçons pas sur le terrain de la solidarité nationale avec nos exploiteurs mais qui sommes restés fidèles à la solidarité internationale du prolétariat et à la lutte de classe, nous nous sommes réunis pour renouer les liens brisés des relations internationales, pour appeler la classe ouvrière à reprendre conscience d’elle-même et l’entraîner dans la lutte pour la paix.
Cette lutte est la lutte pour la liberté, pour la fraternité des peuples, pour le socialisme. Il faut entreprendre cette lutte pour la paix, pour la paix sans annexions ni indemnités de guerre. Mais une telle paix n’est possible qu’à condition de condamner toute pensée de violation des droits et des libertés des peuples. Elle ne doit conduire ni à l’occupation de pays entiers, ni à des annexions partielles. Pas d’annexions ni avouées ni masquées, pas plus qu’un assujettissement économique qui, en raison de la perte de l’autonomie politique qu’il entraîne, devient encore plus intolérable, Le droit des peuples de disposer d’eux-mêmes doit être le fondement inébranlable dans l’ordre des rapports de nation à nation.
Prolétaires !
Depuis que la guerre est déchaînée, vous avez mis toutes vos forces, tout votre courage, toute votre endurance au service des classes possédantes, pour vous entre-tuer les uns les autres. Aujourd’hui, il faut, restant sur le terrain de la lutte de classe irréductible, agir pour votre propre cause, pour le but sacré du socialisme, pour l’émancipation des peuples opprimés et des classes asservies.
C’est le devoir et la tâche des socialistes des pays belligérants d’entreprendre celte lutte avec toute leur énergie. C’est le devoir et la tâche des socialistes des pays neutres d’aider leurs frères, par tous les moyens, dans cette lutte contre la barbarie sanguinaire.
Jamais, dans l’histoire du monde, il n’y eut tâche plus urgente, plus élevée, plus noble ; son accomplissement doit être notre oeuvre commune. Aucun sacrifice n’est trop grand, aucun fardeau trop lourd pour atteindre ce but : le rétablissement de la paix entre les peuples.
Ouvriers et ouvrières, mères et pères, veuves et orphelins, blessés et mutilés, à vous tous qui souffrez de la guerre et par la guerre, nous vous crions : Par-dessus les frontières, par-dessus les champs de bataille, par-dessus les campagnes et les villes dévastées,
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
Zimmerwald, septembre 1915.
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Adresse de sympathie
La Conférence socialiste internationale envoie l’expression de son ardente sympathie aux victimes innombrables de la guerre, au peuple polonais, au peuple belge, au peuple juif, au peuple arménien, aux millions d’êtres humains se débattant dans d’atroces souffrances, victimes d’horreurs sans précédent dans l’histoire, immolés à l’esprit de conquête et à la rapacité impérialiste.
La Conférence salue la mémoire du grand socialiste Jean Jaurès, première victime de la guerre, tombé en martyr de la lutte contre le chauvinisme et pour la paix, et des militants socialistes Toutsovitch et Catanesi, morts sur les sanglants champs de bataille.
La Conférence envoie l’expression de son ardente et fraternelle sympathie aux membres de la Douma, exilé en Sibérie, qui continuent la glorieuse tradition révolutionnaire russe ; aux camarades Liebknecht et Monatte qui, en Allemagne et en France, ont mené courageusement la lutte contre la trêve nationale ; à Clara Zetkin et Rosa Luxemburg, emprisonnées pour leur propagande socialiste ; aux camarades de toutes nationalités poursuivis ou emprisonnés pour avoir lutté contre la guerre.
La Conférence s’engage solennellement à honorer les vivants et les morts en suivant l’exemple de ces courageux camarades, en travaillant sans trêve à réveiller l’esprit révolutionnaire dans les masses du prolétariat international et à les unir dans la lutte contre la guerre fratricide et contre la société capitaliste.