Novembre 1917.
Madeleine Vernet, éducatrice et militante pacifiste, consacre en 1917 un ouvrage clandestin à l’Affaire Hélène Brion (institutrice révoqué et emprisonné pour « propagande pacifiste », voir notamment cette page). Dans l’extrait ci-dessous, elle s’insurge contre l’amalgame, alors martelé par quasiment toute la presse et tous les politiques, entre pacifisme et défaitisme.
A noter que Madeleine Vernet accueillera également pendant la guerre le fils des Mayoux, instituteurs révoqués et emprisonnés pour « antimilitarisme » (lire ici des extraits du livre qu’ils écrivirent en 1918) ; et qu’elle fut l’une des membres fondatrices de la Ligue des femmes contre la guerre.
Comment Pacifiste est devenu Défaitiste
On a pu remarquer, dans tous les articles que la Grande Presse a consacrés à l’affaire d’Hélène Brion, la répétition de ce mot : défaitiste !
Ce mot nous a choqués, nous tous qui connaissons Hélène. Nous la savons trop loyale pour vouloir une paix malpropre et qui eût ressemblé à une capitulation. Nous sommes donc allées au Matin à quelques-unes, et entre autres choses, nous avons fait remarquer au rédacteur qui s’est entretenu avec nous une heure durant, que ce mot défaitiste était une inexactitude.
Hélène était pacifiste, avons-nous dit ; – pourquoi employer ce terme qui n’est pas exact?
– Oh ! nous répondit ce Monsieur, c’est tout à fait pareil.
– Comment ?
– Mais, voyons, mesdames, il ne faut pas jouer avec les mots, être pacifiste c’est nécessairement être défaitiste…
Nous eûmes beau protester, ce fut peine perdue. Il est avéré, pour ce journaliste, que pacifiste et défaitiste ne sont que les deux termes d’une même proposition. D’ailleurs, nous eûmes d’autres étonnements. Comme nous lui faisions remarquer une autre erreur commise et que, un peu indignées, nous employons ce terme :
– Voyons, Monsieur, ce n’est pas juste.
II eut un sourire et nous répondit :
– Comment, Mesdames, vous, croyez à la justice ? Mais voyons, vous devriez bien savoir que la justice n’existe pas…
– Nous sommes enchantées de vous l’entendre dire, avons-nous répondu.
Oh ! non certes, pour ces gens-là, il n’est pas de justice, il n’est que des affaires ; et si nous avions eu la forte somme à remettre aux calomniateurs, nous aurions vu leur attitude changer.
Mais il n’y a pas que des journalistes et des Matin et confrères, sur la terre. Nous pensons tout de même qu’une justice existe ; une justice qui a son siège au coeur de tous les honnêtes gens. Et c’est à cette justice-là que nous nous adressons.
Hélène était pacifiste, nous ne songeons pas à le nier ; nous le sommes avec elle, Notre pacifisme est fait de l’amour de notre pays et de l’amour de l’humanité que nous ne considérons pas incompatibles l’un avec l’autre.
Nous pensons que si les dirigeants le voulaient, la paix pourrait être étudiée et qu’une bonne solution mettrait fin à toutes ces horreurs qui nous épouvantent. Nous voulons la Société des Nations, les Etats-Unis d’Europe (que Victor Hugo appelait de tous ses voeux il y a près de 50 ans), nous voulons une entente internationale de toutes les puissances pour empêcher qu’une pareille calamité se renouvelle.
Voilà notre pacifisme; et c’était celui d’Hélène.
Et nous ne l’étayons pas seulement sur le sentiment si humain de la pitié, de la révolte en face de la souffrance ; nous l’étayons sur l’intérêt même ; nous disons que pas un peuple n’ a d’intérêt à faire la guerre. La guerre est un non-sens, une chose contre nature. Elle ne peut être profitable à personne ; et ceux qui veulent s’en convaincre n’ont qu’à lire « La Grande Illusion» de Norman Angel pour y puiser des arguments irréductibles.
Oui, nous sommes des pacifistes, et nous avons conscience d’être ainsi plus près de la vérité.
Mais puisque, comme l’a dit si élégamment le rédacteur du Matin : «être pacifiste c’est nécessairement être défaitiste» pourquoi n’arrête-t-on pas tous les pacifistes, à commencer par la Grande Séverine qui, inlassablement, fait entendre sa protestation contre la guerre.
Défaitiste ! alors ce sont des défaitistes tous ceux qui, depuis trois ans, ont été la voix qui proteste dans les ténèbres et grâce auxquels la petite lumière de la fraternité est restée vivante, malgré la puissance de l’ouragan et la violence de la tempête. Alors, ce sont des « défaitistes » les Th. Ruyssen, Ch. Richet, Ch. Gide, André Weiss, et notre poète Maurice Bouchor et Mme Flammarion, et tant d’autres, tant d’ autres dont les noms m’échappent à cette heure.
Non, non, ceux-là dont le coeur est resté hautement humain ; ceux-là qui seront un jour la réhabilitation de notre pays, par le seul fait qu’ils n’ont pas été atteints par l’universelle folie ; ceux-là qui protestent contre le meurtre, contre le mal, contre la haine, – ceux-là ne peuvent pas être des criminels ; et c’est un défi jeté à l’humanité que de faire asseoir au banc des coupables un seul de ces nobles coeurs.
Oui, nous sommes des pacifistes, nous tous qui clouons la guerre au pilori. Nous sommes pacifistes et nous revendiquons le droit de le dire. Ce droit nous appartient.
Alors qu’on laisse à la haine le droit de publication,alors que chaque jour l’ignoble presse développe impunément les sentiments les plus bas au coeur de ses lecteurs, nous n’aurions pas le droit, nous autres, de dire notre indignation et notre souffrance ?
Oui, nous sommes pacifistes ; et si c’est un crime, qu’on nous mette tous sur le banc d’infamie, qu’on nous envoie tous au mur du supplice, qu’on nous fusille tous. Notre sang rachètera peut-être l’autre, celui qui coule pour la guerre, et tu compteras ainsi, – ô Paix sacrée que nous aimons – ta part de martyrs au livre immortel de l’histoire.